Leeds, ville de déraison

Dans l’imaginaire collectif, Leeds a souvent véhiculé sa singularité et une certaine contradiction. Perdue au milieu du Yorkshire, la ville abrite à la fois le modernisme de cette Angleterre nouvelle et les stigmates d’une révolution industrielle encore prégnante. Souvent dévisagée, à l’instar de son club de foot détesté dans tout le pays depuis des décennies, Leeds cultive la différence et s’en amuse.

Modernisme en centre-ville versus périphéries austères

Lorsque l’on vient d’un autre pays, le changement culturel est souvent le premier marqueur qui vient à l’esprit d’un voyageur. Parti vivre pendant un an à Leeds, de 2018 à 2019, Yann, étudiant à l’IEP Rennes a vite compris qu’il ne mettait pas les pieds dans un endroit ordinaire : “C’est un peu déroutant de savoir qu’il y a plus de 700 000 habitants à Leeds quand on regarde la ville et plus précisément le centre-ville. On est sur un centre-ville très moderne, mais surtout très petit”. Bienvenue à Leeds, ville de contraste où se mêlent à la fois le gigantisme de ses quatre centres commerciaux en quelques centaines de mètres, la petitesse bucolique de son centre-ville, ses facéties nocturnes, ses maisons en briques retranchées sur les hauteurs de la ville, symboles d’une Angleterre du nord qui a longtemps vécu sur la période de la révolution industrielle à son acmé et, enfin, ses mines, véritables fiertés dans le Yorkshire.

Un méli-mélo détonnant qu’a ressenti dès son arrivée Charlène, étudiante en journalisme : “Leeds reste la ville du nord la plus développée et modernisée, comparé à ses consœurs Manchester, Sheffield ou Liverpool. Ici, de grands centres commerciaux se sont construits au fil des années, des clubs huppés, des boutiques de luxe… Leeds a une réputation plus ‘chicos’ à présent. Les gens y vont pour faire du shopping et la fête. Par contre, il y a beaucoup de misères dans la rue” Yann ajoute : “En allant à Elland Road, le stade de Leeds, tu dois forcément passer par les quartiers périphériques de la ville et c’est une autre histoire. Sans qu’il n’y ait spécialement un sentiment d’insécurité, on comprend vite que ce n’est pas le même monde. Les bâtiments sont plus anciens, l’éclairage public moins présent, la pauvreté plus présente. Surtout, il y a cet aspect ‘dortoir’, en dehors de quelques zones commerciales, toute l’activité gravite autour du centre-ville”.

On dit souvent que les Anglais sont un peu particuliers, les Anglais eux-même disent que les gens du Yorkshire sont ‘special’ et c’est 100 % légitime

Un décor en clair obscur, qui divise forcément les populations. Leeds, à l’instar de ses voisines du nord de l’Angleterre, n’a pas échappé à la gentrification de ses quartiers. Ainsi, dans le centre-ville, on retrouve une classe plus aisée qui cohabite avec une jeunesse avide de faire la fête et de l’autre, une partie de la population âgée plus pauvre, davantage marginalisée et vivant à l’extérieur de la ville, loin des tribulations du centre. “On dit souvent que les Anglais sont un peu ‘particuliers’. les Anglais eux-mêmes disent que les gens du Yorkshire sont ‘special’ explique Yann et c’est 100% légitime ! Il faut avoir du recul pour en profiter et ne pas tout dramatiser. Dans les faits, je ne crois pas avoir fait une seule soirée sans voir des gens vomir dans la rue, des gens se battre, la police intervenir à la sortie des bars. J’en ai vu des trucs improbables là-bas… Si je ne devais donner qu’un exemple, c’est le mec totalement déchiré qui tente de payer son McDo avec un tour de magie absolument ridicule. Et qui finit par l’avoir grâce au soutien du reste de la clientèle, probablement bourrée”.

En effet, la fête bat son plein tout au long des semaines et des week-ends de l’année, que ce soit autour des bars, proche des canaux du centre-ville, une culture propre aux Anglais et forcément attirante : “Qu’importe le jour ou l’heure, il y aura toujours des étudiants dehors prêts à faire la fête et à t’embarquer dans leur débauche confie Charlène il y a beaucoup d’événements culturels organisés par les associations comme des concerts, des festivals… c’est une ville dynamique où il fait bon vivre, que tu sois étudiant ou pas. Là-bas la culture de la fête et des pub crawl est développée”. Tout comme forcément la culture foot, véritable centre d’attention des Loiner, désireux de retrouver leur club de toujours en Premier League après seize années de purgatoire dans les divisions inférieures anglaises.

Leeds, symbole d’une rivalité Nord-Sud

Contrairement à d’autres grandes cités anglaises où le foot se compte à plusieurs équipes en Premier League et en Football League, Leeds tient la particularité de ne posséder en ses terres qu’un seul club professionnel. Alors, forcément, le sentiment d’appartenance envers les Peacocks, le surnom du club, tient presque indiciblement du monothéisme dans la ville. “C’est le meilleur club du monde pour les fans, ou du moins, ça l’était. Beaucoup ne vivent que par LUFC du lundi au dimanche. Il y a beaucoup de nostalgie autour de Leeds, mais aussi beaucoup d’auto-dérision, concède l’étudiant en sciences politiques, quand tu parles de Leeds à un local, il va soit te parler du passé glorieux de Leeds, soit des 1001 façons ridicules dont il s’est illustré cette dernière décennie…”

Souvent considéré comme un “sleeping giant”, Leeds dont le centenaire a été fêté en 2019, a longtemps représenté ce qui se faisait de mieux dans le paysage footballistique anglais au carrefour des 60’s et 70’s sous la houlette du légendaire et mythique entraîneur Don Revie, véritable parangon d’un jeu physique, surnommé Dirty Leeds, valorisé par l’Angleterre du Nord et décrié viscéralement par l’Angleterre du Sud.

Les fans de Leeds ne célébraient pas le fait de jouer contre Arsenal, mais le fait de jouer contre un gros club de Londres à Londres

Derrière ce prisme s’est longtemps cachée en réalité une fracture géographique et un antagonisme entre la classe ouvrière venue du Nord et l’establishment du Sud, les authentiques Britanniques contre les Londoniens : “C’est une thématique qu’on retrouve beaucoup dans l’imaginaire anglo-saxon. Et le récent match de FA Cup contre Arsenal (NDRL : le 6 janvier dernier) me conforte dans cette analyse. Les fans de Leeds ne célébraient pas le fait de jouer contre Arsenal, mais le fait de jouer contre un gros club de Londres à Londres. L’excitation était davantage de voir le club de Leeds ‘envahir’ Londres que le match lui-même en fait” explique Yann.

Mais au-delà des rivalités géographiques, Leeds United a surtout été le fantasme des plumes anglaises, notamment David Peace pour The Damned United, mais surtout celle d’Anthony Clavane, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages comme Promised Land : The reinvention of Leeds United où il raconte l’histoire mouvementée du club depuis 50 ans, promis à une réussite inébranlable en Angleterre mais dont les décisions prises au fil des décennies ont souvent été les relents d’une descente aux enfers avant un réveil soudain et inespéré. Un mystère insondable. Leeds being Leeds.

Une situation désormais adoptée par les fans. Si le club peut se targuer d’avoir un bassin populaire acquis à sa cause, il peut souvent être remis en cause par ce dernier, parfois impétueux : “Les fans de Leeds ont énormément d’autodérision et même de cynisme. Ils sont les premiers à se moquer de leur club, à tenir des propos atroces, à faire preuve de fatalisme face à la propension du club à tout gâcher par lui-même…” Car supporter Leeds depuis vingt ans relève presque de la schizophrénie, tant le club a vivoté avec des sphères dangereuses, du trublion Kent Bates, au cataclysmique Massimo Cellino désormais persona non grata à Leeds, en passant par les problèmes économiques récurrents. L’arrivée de Marcelo Bielsa il y a deux ans semble avoir balayé les souvenirs douloureux et pourrait écrire, dans les jours à venir, un nouveau chapitre de l’histoire du club en lettres dorées.

Honni à travers le pays

Un retour envisagé de Leeds en Premier League fait toutefois grincer des dents outre-Manche. En effet, le club escorte avec lui une réputation sulfureuse depuis plusieurs décennies. Mais pourquoi finalement ? “Leeds est détesté parce que Leeds déteste tout le monde ! Il faut le comprendre, les fans de Leeds parviennent à s’embrouiller avec n’importe qui, concède Yann, c’était probablement le cas du temps de Don Revie, puis des hools (NDRL : Leeds United Service Crew), c’est encore le cas aujourd’hui d’une autre manière – notamment sur les réseaux sociaux. C’est souvent drôle, même si ça peut prendre des propensions énormes”.

L’industrie prospère du coton à Manchester a ruiné l’industrie de la laine à Leeds car elle était moins chère à produire, cela a été très mal perçu à l’époque par les habitants de LeedsAnthony Clavane, journaliste et auteur à l’Independant en 2011

À l’instar de la rivalité majeure et iconique avec Manchester United – The Roses Rivalry -, surnommée par The Daily Telegraph comme la rivalité la plus intense du pays et née via la voie historique avec la Guerre des Deux Roses opposant les comtés du Lancashire et du Yorkshire entre 1455 et 1487. Plus tard, alors que la révolution industrielle atteint son paroxysme, la rivalité prend une nouvelle tournure. Cette fois-ci, pas d’armes ni de canons, mais du coton et de la laine : “L’industrie prospère du coton à Manchester (NDRL : on surnommait d’ailleurs Manchester ‘Cottonpolis’) a ruiné l’industrie de la laine à Leeds car elle était moins chère à produirecela a été très mal perçu à l’époque par les habitants de Leeds” confiait Anthony Clavane en 2011 à l’Independant.

Depuis, ce sentiment d’inimitié entre les deux camps a fait son chemin sur le plan sportif et pris réellement toute sa substance au carrefour des 60’s où Don Revie à Leeds et Matt Busby à Manchester United régnaient sur le championnat anglais avec leurs équipes. Plus récemment, les transferts de Eric Cantona, Rio Ferdinand ou encore Alan Smith de Leeds vers Manchester United n’ont fait que renforcer cette animosité.

Interrogés en décembre 2013 par So Foot, les membres du groupe Dancing Years, pour certains fans éruptifs de Leeds United, expliquaient les tensions qui pouvaient naître du côté des tribunes à chaque rencontre entre les Peacocks et les Reds Devils : “Lors des derbys Leeds-Manchester United, les fans étaient complètement tarés. Bon, tous les fans sont plus ou moins fous, mais ceux de Leeds sont gratinés. Parfois, ça pouvait également se traduire à l’école. Si t’étais pas fan de Leeds, je peux te dire que tu te faisais bien emmerder. Un jour, je me souviens, il y avait un gamin qui portait le maillot de Manchester United, il s’était carrément fait dégager du bus”.

La réputation extrême des fans de Leeds en déplacement est telle qu’il existe en Angleterre une expression consacrée sur le sujet – qui est aussi une façon de se moquer de leur vantardise – lorsqu’ils se déplacent : ‘Leeds would have taken more’ (Leeds aurait drainé plus de monde) ! Une façon déraisonnée de renforcer encore plus les contentieux entre Leeds et les clubs anglais, mais qui ne semble pas vraiment atteindre les premiers visés : “Les fans sont les premiers à admettre que leur club a un côté détestable assure Yann, de par son histoire et l’attitude de ses fans”. De quoi finalement multiplier l’adoration des fans à l’égard de leur ville, de leur club face aux autres. Une douce folie, comme l’est finalement Leeds, une terre promise que l’on aime indéfiniment détester, pour le meilleur et pour le pire.

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