Sur le plan sportif, la conséquence première de la terrible pandémie actuelle se trouve bien évidemment être l’arrêt de tous les championnats anglais. Mais cette période inédite a aussi fait resurgir la vieille antienne des années 80 sur le peuple des tribunes. La volonté d’organiser certains matches sur terrains neutres n’est rien d’autre, en effet, que le fruit du cliché recyclé sur les supporters, maux de la société. Portés au piloris sur leur incapacité présumée à respecter les règles de distanciation sociale autour des stades, il n’y aurait donc d’autre solution que de délocaliser certaines rencontres. Retour et analyse de cette séquence tristement révélatrice.
Une vision commune de la Premier League à la Police
Les contraintes économiques liées à l’hyper-dépendance des clubs aux droits TVs, conjuguée à la volonté assumée du gouvernement anglais de booster le moral de la nation n’ont à aucun moment laissé au place au doute – la saison 2019/2020 de Premier League ne devait sous aucun prétexte être abandonnée.
Le « Project restart » conçu en mai pour organiser tous les aspects de cette reprise reposait, dès l’origine, sur la sélection de 10 « neutral venues », stades autres que ceux des équipes concernées. Les enceintes sélectionnées devaient toutes être des stades de football, Twickenham un moment pressenti fut donc in fine non retenu. Les installations à proximité de zones résidentielles densément peuplées étaient également exclues, rayant de facto de la liste celles de Newcastle, Everton et Liverpool. Aussi inéligibles, étaient toutes les régions marquées par des hauts niveaux de contamination au COVID19.
Cette position des autorités sportives fut lourdement appuyée par Mark Roberts, responsable national de la division anglaise de la Police dédiée au football. L’argument sanitaire et en particulier la nécessité de ne pas solliciter plus encore les services médicaux, les forces de police ainsi que les diverses autorités locales, furent mis en avant.
Cependant, la préoccupation première avait bien trait aux fans dont on redoutait des rassemblements significatifs autour des stades. Répété en boucle dans les médias, l’exemple indu des supporters du PSG présents, de façon massive et exubérante autour du Parc des Princes à l’occasion du match contre Dormund – la Préfecture de Police avait autorisé leur présence – faisait office d’épouvantail.
Le Maire de Liverpool, Joe Anderson, pourtant peu suspect de biais anti-supporter en sa qualité de fidèle des Toffees, se joignit lui aussi au chœur des accusateurs indiquant, en mai, que des milliers de fans des Reds viendraient inévitablement à se rassembler autour d’Anfield Road pour célébrer le titre de champions tant attendu.
Bref, le péril supporters resurgissait de toute part. Cette petite musique n’était pas sans rappeler la tonalité des discours tenus dans les eighties à plus ou moins forte raison – il n’est pas question ici de nier les faits avérés de hooliganisme – quand tout habitué des stades était dépeint comme un cas problématique. On se rappelle à cet égard, la formule lapidaire et ô combien révélatrice de mai 1985 du quotidien The Times au sujet du beautiful game: « A slum sport played in slum stadiums increasingly watched by slum people, who deter folk from turning up » – « Un sport de taudis joué dans des stades en taudis regardé de façon croissante par des gens des taudis qui dissuadent les gens de venir« . Fermez le ban.
Cette volonté de recourir à des « neutral venues » rencontra bien au début une opposition mais elle ne fut que sportive. Ainsi, nombre de clubs en particulier les 6 menacés de relégation, crièrent au scandale considérant qu’ils seraient lésés si les matches restants ne devaient pas se dérouler dans leurs antres respectifs. Cet argument emporta la conviction.
Dès lors, sur l’insistance de la Police et du précité Mark Roberts ne demeurèrent que 6 matches sujets à délocalisation: Man. City / Liverpool, Man. City / Newcastle, Man. United / Sheff. United, Newcastle / Liverpool, Everton / Liverpool et le match pouvant décider du sacre de Liverpool.
Une question évolutive
Le débat sur la question de ces quelques matches à délocaliser fut alors riche et intense. La belle unanimité des premières semaines en faveur de cette option radicale se heurta, de façon bienvenue, à diverses voix de nombreux acteurs et commentateurs.
On avait cité le Maire de Liverpool et son opposition à tout match organisé dans l’antre des Reds. Très attentif à la situation sanitaire dans sa ville – Liverpool constitua un des plus gros foyers d’infection du pays – il amenda sa position le 7 juin, déclarant désormais être notamment favorable au déroulement du derby de la Merseyside à Goodison Park. Son accord récent était guidé par plusieurs facteurs: les groupes de supporters avaient été réceptifs aux messages des autorités quant au respect impératif des règles de distanciation sociale, les clubs eux-mêmes avaient participé à cet effort de pédagogie, la Police locale de Liverpool avait signifié son accord.
Ce dernier argument tiré de l’avis des forces de l’ordre est tout sauf anodin, tant la position à l’échelle nationale exprimée par Mark Roberts fut à plusieurs reprises contredite par des responsables locaux de la Police. On citera, entre autres, la Metropolitan Police, compétente sur le grand Londres, qui fit savoir qu’elle était en capacité de gérer toute rencontre dans la Capitale, raison pour laquelle aucun des 6 matches « à risque » n’y est prévu.
Owen West, un responsable policier retraité, déclara quant à lui que le projet de « neutral venues » se fonde sur un risque fictionnel de désordre appuyé par aucun élément. La délocalisation des matches révèle, à ses yeux, une nouvelle fois la vision de supporters qui seraient non des atouts avec lesquels collaborer, mais plutôt une masse à simplement gérer. Avec pertinence, il avance l’exemple de l’Allemagne où aucun désordre n’a été signalé et allègue que la situation présente étant sans précédent en Angleterre, aucun motif ne légitime la vision pessimiste ressassée par les autorités.
Côté supporters, la riposte s’est aussi faite entendre. Ainsi, Gareth Roberts sur le site de référence des fans des Reds, The Anfield Wrap, a rappelé au bon souvenir de chacun certaines déclarations passées de Mark Roberts au sujet des habitués des tribunes. Sur la question du safe standing (voir notre article sur le sujet), ce haut responsable policier s’était ainsi notamment distingué par cette affirmation toute en finesse: « J’ai de sérieux motifs de penser que le retour des tribunes debout générera ce que nous avons déjà vu en termes de désordre, de lancers d’objets et d’incidents racistes ». On a connu déclaration plus sensée sur la question supporters.
Well well well look at these football supporters congregating around Anfield. Looks like the authorities got it right. pic.twitter.com/kwxdqrttPk— J* (@64_bit20) May 31, 2020
Réponse tout en humour (anglais) à la diabolisation des supporters
D’autres acteurs et pas seulement des fans n’ont pas manqué de relever que le péril ne devait venir, aux yeux des autorités, que des seuls amateurs de foot, alors qu’en violation de toute règle de distanciation sociale, les plages et parcs britanniques étaient assaillis en mai par des foules toujours plus nombreuses, causant parfois même des accidents, comme dans le Dorset représenté sur ce tweet ironique.
Lizzy Doyle pointe, elle, dans The Independent l’activité des fans pendant la pandémie. Avec le groupe « Spirit of Shankly », cette supportrice des Reds a ainsi participé à la distribution, avec l’aide de supporters de tout le pays, de masques de protection fabriqués par les fans au profit du personnel hospitalier. Dès lors, ne comprend-elle pas la narration médiatique et politique de beaucoup, assimilant les fans de foot à des dangers publics.
Sur le même ton, Ian Byrne, député d’une circonscription de Liverpool et co-fondateur de la banque alimentaire « Fans Supporting Foodbanks », appelle à revisiter la perception des supporters. Dans son esprit, « la description des supporters de foot par certains pendant la crise et les questions entourant la reprise du championnat sont inquiétantes et nous renvoient à une image d’un autre temps ».
C’est enfin Martin Cloake, co-président du Tottenham Hotspur Supporters’ Trust, qui regrette qu’ « après toutes ces années, les autorités parlent toujours des supporters plutôt que de parler avec eux« .
La confiance plutôt que la méfiance
Il faut croire que ces différentes prises de position ont eu un écho dans l’esprit des autorités puisque le 10 juin, la décision de laisser jouer Everton et Liverpool dans leurs stades respectifs fut annoncée. Comme l’écrivit alors sur Twitter à ses 1,2 millions d’abonnés Henry Winter, responsable de la rubrique football au Times, confiance a été (enfin) donnée aux fans.
Putting trust in the fans. https://t.co/O4GrVaiKXn— Henry Winter (@henrywinter) June 10, 2020
Désormais, l’organisation de matches sur terrain neutre n’est donc plus à l’ordre du jour, sauf s’il devait s’avérer que des supporters s’attroupent autour de certains stades. La retransmission de tous les matches à la TV dont un nombre conséquent en libre accès, participe d’ailleurs de la volonté affichée des autorités d’inciter les fans à regarder les matchs à domicile.
On ne versera pas ici dans l’angélisme béât en donnant un blanc-seing aveugle aux supporters. Comme dans toutes les franges de la population – le tweet précité de la Police de Nottingham le rappelle à bon escient – d’aucuns resteront hermétiques aux appels à la responsabilité. L’exemple de certains supporters de Coventry City rassemblés le 9 juin pour fêter le titre de champion de League One de leur club en témoigne.
On se limitera donc ici à former le vœu que la rhétorique sur le péril supporters, qu’on pensait définitivement appartenir aux décennies passées, soit définitivement chose caduque. Le peuple des tribunes mérite, en effet, mieux qu’un ostracisme facile.