Programmé ce samedi, le derby de Manchester entre United et City à Old Trafford restera à jamais vu en premier comme la confrontation où Denis Law, ancienne légende des Red Devils, envoya le club de tous ses succès personnels et collectifs au purgatoire de la deuxième division. Enfin, d’après les raconteurs d’histoires footballistiques aimant fantasmer et détourner le contexte et la réalité exacte des faits avérés.
Il est de ces légendes urbaines qui restent figées dans le temps et dans les têtes, sans que les analyses et les décryptages qui en découlent ne puissent effacer leur portée dans le monde des fantasmes et des faits avérés. Le football n’échappe malheureusement pas au phénomène, mais il est crucial de casser le mythe avant qu’il ne soit trop tard. C’est généralement perdu d’avance (d’où la conception du mot) face à l’effet « boule de neige » de l’affabulation. Le but de Denis Law à Old Trafford, liquette de Man City sur le dos, « qui a relégué » le club qui l’a élevé au rang de « King » (un deuxième, du nom d’Éric Cantona, débarquera vingt ans plus tard) s’inscrit pleinement dans les fables à proscrire de la transmission du savoir footballistique.
Avant d’en venir véritablement au fait, il est préférable de développer et redéfinir le contexte d’un Manchester United tombé en désuétude après 24 ans de formation, construction, re-construction et de succès des années Matt Busby (1945-1969). Les dynasties dans le monde du football se forment et le temps a suffisamment de force pour les faire tomber dans le déclin auquel elles n’échappent pas.
Au début des années seventies, après avoir inscrit son nom au rang de « légende » du club, Busby avait pris sa retraite pour se concentrer sur son rôle au sein du conseil d’administration du club, alors que la « United Trinity » (Charlton-Law-Best) s’avançait doucement vers un crépuscule, qui ne pourrait pas faire défiler les merveilles et les sacres accumulés de la décennie précédente. Le trop médiatique cinquième Beatles lèvera les voiles en 1974 où le glamour et l’excès l’emporteront sur la suite d’une carrière footballistique devenue volage, alors que Charlton et Law ont déguerpi un an plus tôt, espérant redonner un dernier coup d’éclat pour les derniers jours.
Pour Law, ce fut à Man City, débarquant libre dans un club familier (il y avait évolué lors de la saison 1960-1961), alors qu’il avait recommandé son compatriote Tommy Docherty, ancien manager du sexy Chelsea du début des sixties, à la tête de Red Devils, que ni Wilf McGuiness, ni Frank O’Farrell – restés moins d’un an en poste après Busby dont le deuxième passage entre les deux mandats suivants ne restera pas dans les annales – ne surent redresser la pente descendante. Mais après six mois où Docherty eût réussi à sauver de justesse MU de la relégation, son lien de confiance avec le Ballon d’Or 1964 se brise.
Au bon souvenir de Law
Des blessures à répétition avaient commencé à apparaître – alors qu’un transfert était déjà envisagé au début de la décennie – mais Law ne pouvait se résoudre à ne plus jouer les premiers rôles du côté rouge de Manchester. C’est pourquoi il retrouva le côté bleu, en pleine âge d’or (un championnat, une FA Cup, 2 League Cup et une Coupe des Coupes au cours des sept dernières saisons sous la houlette du légendaire Joe Mercer), se dressant ainsi la première force sportive en ville. Au cours de la saison 1973-1974, Denis Law est redevenu un joueur qui compte dans un effectif, pour ses coéquipiers dont la fameuse triplette Colin Bell-Francis Lee-Mike Summerbee, et pour son manager-joueur, Tony Book, parvenant à mener ses troupes à une très moyenne 14e place au cours d’une saison qu’une défaite en finale de la League Cup face aux Wolves (2-1) n’a pu sauver.
Mieux que ça, son nom sera placardé dans la légende et l’histoire du football britannique un certain 27 avril 1974, lors de la 42e et dernière journée de la saison. En demi-teinte pour les Skyblues donc, mais catastrophique pour leurs rivaux du borough de Stretford, que les enfers de la relégation ne tardent qu’à engloutir. Quelle ironie qu’un Man United, 19e au classement, doit sauver sa peau face à l’un des grands ennemis, qui aligne l’une de ses plus grandes gloires passées pour faire basculer symboliquement ses années de succès en destin funèbre.
Ce samedi après-midi sent le soufre du côté d’Old Trafford, et rien de mieux qu’une météo typique du nord-ouest anglais, temps gris et crachin se mélangeant parfaitement avec de timides éclaircies, pour immortaliser l’instant fatidique. Dos au mur après un résultat nul à Southampton et une défaite contre Everton, alors qu’un bel enchaînement de victoires au début du mois pouvait percevoir une fin de championnat plus favorable, les Red Devils des nouvelles figures Lou Macari, Sammy McIllroy et Jim McCalliog (arrivé un mois plus tôt en provenance de Wolverhampton) comptent sur le soutien des 57 000 fans d’Old Trafford (deuxième plus grande affluence de la saison) qui n’attendaient rien de moins qu’une victoire dans le derby, synonyme de sauvetage, face à des Citizens déjà en vacances.
Enfin pas tout à fait : malgré une réelle volonté de s’en sortir, le destin de United (21e, 32 points) était surtout conditionné par le résultat que pouvait obtenir Birmingham City (19e, 35 points) à domicile contre des Canaries de Norwich derniers (22e, 29 points) déjà condamnés, et à celui de Southampton (20e, 34 points) en déplacement à Goodison Park au même moment. Tout en gardant à l’esprit le match en retard pour MU à disputer à Stoke City le lundi suivant.
Bataille marquée au fer bleu
Alors que le derby de l’aller fut marqué par la rixe entre Lou Macari et Mike Doyle, expulsés et maintenus à l’écart par une police mancunienne appelée en renfort pour faire poursuivre un match terminé sur un 0-0 quelque peu insignifiant, les locaux débutent tambour battant. Et la première période est 100% rouge. McCalliog lobe de la tête un Joe Corrigan parti à la pêche en voulant boxer un corner de Willie Morgan, heureusement supplée par son Willie, Donachie, attentif sur la ligne, alors qu’un autre coup de casque de Sammy McIllroy frôle le poteau gauche après une offrande de Gerry Daly. La balle est confisquée par les hommes de Dochery, City n’existe pas, si ce n’est par une timide tentative aux vingt mètres légèrement côté gauche d’Alan Oakes passant bien à gauche des cages d’Alex Stepney.
Score nul et vierge à la pause mais United ne desserre pas l’étreinte en début de second acte. Toujours dans le deuxième temps d’un corner, Corrigan doit encore une fière chandelle à Donachie, une nouvelle fois placé sur la ligne pour éloigner de la tête un tir à hauteur des six mètres de McIllroy, complètement libre de marquage, à la suite d’une tête en sa direction de son partenaire défenseur Jim Hilton. United pousse, et côté droit, Alex Forsyth, réussit à trouver Daly qui transmet directement à Brian Greenhoff. Monté aux avant-postes, le défenseur central décale McIllroy dont la tentative rate une nouvelle fois la cible.
Les locaux donnent tout mais sont rattrapés par la fatigue. Et c’est au tour des Citizens jusqu’ici recroquevillés dans leurs derniers mètres de se découvrir. L’ailier gauche Dennis Tueart, débarqué quelques semaines plus tôt de Sunderland, se distingue et décoche une lourde frappe sur la barre d’un Stepney stoïque, quelques minutes après une première tentative dangereuse. Son pendant à droite, Mike Summerbee, est partout et rythme les attaques des siens. Déjà impliqué dans les deux précédentes actions de Tueart, c’est lui qui remet en retrait une nouvelle fois pour son coéquipier qui fait briller un Stepney parvenant de justesse à détourner l’ogive au ras de son poteau gauche.
United subit, ne parvient plus à contenir les attaques adverses. Sur un énième contre lancé par Summerbee (qui d’autre ?), Colin Bell peut avancer à grandes enjambées dans le camp rouge. Balle transmise à Francis Lee devant la surface, disposant du timing nécessaire pour contourner deux adversaires sur le côté droit. Et Law dans tout ça ? Rien, ou pas grand-chose. Juste le coup de talonnade nécessaire et meurtrier, quand Lee le trouva sur une tentative de passe (ou de tir ?), pour battre Stepney, et se dresser comme le bourreau d’un club qui l’avait fait entrer dans la cour des grands (404 matches, 237 buts, troisième meilleur buteur de l’histoire, 5 trophées glanés). Il ne célèbre pas, l’instant reste troublant et embarrassant.
Denis Law : Dépression d’un champion
Surtout pour ses ex-supporters, qui profitent de l’arrêt de jeu du but pour envahir une première fois la pelouse surplombée par un soleil mancunien mettant bien en lumière la portée du moment. Le calme est revenu. Le jeu reprend. Et Law sort – remplacé par le milieu Phil Henson -, la mine légèrement déconfite, l’air gêné d’avoir envoyé au purgatoire Man Utd. La rencontre repart. Des fumigènes sont lancés du côté de Stretford End, l’attention n’est plus sur le jeu. Un spectateur rentre sur la pelouse. Puis un deuxième. Un troisième. Tout rentre dans l’ordre. On rejoue. Le défenseur central de City Tommy Booth est en possession du ballon, quand l’envahissement de la pelouse, d’East Stand et de Stretford End, devient exponentiel, totale et incontrôlable. Un énième retour au jeu est devenu impossible. L’arbitre David Smith siffle la fin à la 85e minute et annonce aux joueurs de rejoindre les vestiaires.
Le résultat est en suspend mais ensuite confirmé par la First Division. Le 19e revers de la saison relègue MU après 36 ans de présence dans l’élite, la cause d’un membre de sa « United Trinity ». Mais, Law qui à juste titre pensait à ce moment-là être le responsable de la descente de son ancien club, put au moins par la suite se consoler : sa talonnade magique n’a pas joué sur le destin des Red Devils. Birmingham s’est imposé à domicile face à Norwich (2-1), Southampton faisant de même à Everton (3-0), rendant le match en retard à Stoke, sur lequel les ouailles de Tommy Docherty comptaient aussi pour sauver leur peau le lundi suivant, sans intérêt. Si ce n’est de creuser un peu plus leur tombe (défaite 1-0).
Le reporter du Daily Mirror Franck McGhee décrivait ce jour-là le contraste de réaction entre les envahisseurs de pelouse et le sentiment de Denis Law : « Ils n’ont aucun amour pour le jeu, sinon leur réaction à la relégation de leur équipe aurait reflété la même que celle de l’homme qui les a relégués, Denis Law. C’était tout simplement de la tristesse. J’ai rarement vu un spectacle aussi poignant dans le sport que le visage de Law après son but qui a scellé le destin de son ancien club. Et n’avais jamais vu personne devoir être consolé plutôt que d’être félicité pour avoir marqué. Toutes sa vie, Denis, aimait les buts. Celui-là, même si c’était spécial, il le détestait. » Corroborant aux propos de l’intéressé lui-même presque quatre décennies plus tard au Daily Mail en 2012 : « Je me sentais déprimé, ce n’était pas moi. Après 19 ans à faire de mon mieux pour marquer des buts, en voici un que j’aurais presque souhaité ne jamais mettre. J’étais inconsolable. Je ne voulais pas que celui se reproduise. Combien de temps ce sentiment a-t-il duré ? Une trentaine d’année. Le sujet revient toujours. C’est comme ça, il est là et je me souviens toujours de ça. C’est une honte ».
D’autant qu’il s’agissait du dernier but de sa carrière. Pensant repartir pour l’exercice suivant (il était encore sous contrat), le manager Tony Book ne compta plus sur lui, annonça qu’il resterait à disposition de l’équipe réserve, mais plus du groupe professionnel, s’il souhaitait continuer au club. Un affront pour un virtuose et une légende de ce jeu, Ballon d’Or dix ans plus tôt, certes semblant en perte de vitesse et sur la fin. Le premier King d’Old Trafford disputera un dernier tournoi amical de présaison avec les Citizens en août 1974 avant de remballer une carrière remplie de succès et de gloires dans le club qu’il pensait crucifier. Sur un but dont la portée n’atteint que les fantasmes des enjoliveurs d’histoires dramatiques. Mais qui a blessé à jamais un champion.