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Son destin est si riche et si fastueux qu’il est difficile de le réduire à un simple fait d’armes. Mais s’il y a bien une nuit plus majestueuse que les autres dans la vie de Ryan Giggs, c’est celle-ci. Un soir d’avril 1999 où l’insaisissable gallois a acquis le rang d’immortel après un but somptueux contre Arsenal en FA Cup. Un soir de printemps où l’idole de Manchester United a, aussi, montré qui il était : l’un des meilleurs ailiers de son temps.
Le « Théâtre des Rêves » a résonné au rythme de ces vers éternels durant plus de deux décennies. Vingt-trois années exactement, où le cœur entier d’Old Trafford a crié sa passion pour célébrer celui qui a grandi sous ses yeux. Celui a qui continué encore et encore, inlassablement, à courir et traverser les époques comme si la courbe du temps n’avait plus de sens : « Ryan Giggs, Running Down The Wing, Feared By The Blues, Loved By The Reds ». Ainsi s’est écrite l’histoire de Ryan Giggs. Sur l’aile gauche. Toujours sur l’aile gauche. Toujours avec le maillot de Manchester United, aussi. Avec un style, une allure, un art uniques. « Le jeune Giggsy était comme un danseur de ballet. Je n’ai jamais vu un jeune joueur comme ça et j’ai pourtant vu jouer les Busby Babes », soufflait à son sujet le regretté Eric Harrison, son entraîneur chez les jeunes et l’homme qui a façonné la fameuse Class of 92.
Il y avait toujours de la soudaineté dans les pas du gaucher. Une forme d’imprévisibilité singulière. Sa plus belle chorégraphie, il l’a offerte le 14 avril 1999. À l’occasion d’un replay de demi-finale de FA Cup contre Arsenal. Une soirée étoilée, marquée de son empreinte à tout jamais. Car ce jour-là, le Gallois a inscrit le chef-d’œuvre de sa carrière dans le jardin de Villa Park. Un match où il n’a pas seulement touché terre, mais également emmené United vers la saison la plus renversante de son histoire. En ce soir de printemps à part, Alex Ferguson l’avait d’ailleurs prédit, empreint d’une certitude inébranlable : « Regardez, qui sait ce qui peut se passer dans le football ? Ça peut vous exploser en pleine tête à la fin de la journée, mais peut-on oublier des moments comme celui-ci ? Nos supporters en parleront pendant des années, les joueurs aussi. C’est ça, ce que le football procure. » Et les torses velus, aussi.
Avant cette nuit majestueuse – l’acmé de son parcours alors qu’il ne culmine qu’à vingt-six piges –, le milieu de terrain était déjà en train de construire sa légende. Au départ, ce n’était pas Ryan Giggs mais Ryan Wilson. Et dès les premières lueurs, tout était déjà là. « Je me souviens de la première fois que je l’ai vu, racontait il y a des années Fergie. Il avait treize ans et flottait autour du terrain comme un cocker anglais qui pourchassait une feuille dans le vent. » « La première fois que je l’ai vu jouer, je me suis dit : « Mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ? Si c’est la norme qu’on doit atteindre, c’est fini. » Il était incroyable », se remémorait pour sa part son camarade de promotion Gary Neville dans le documentaire Class of 92. Un minois et des courses ébouriffantes sur le flanc gauche que le Royaume a pris en pleine face le 2 mars 1991. Numéro 14 dans le dos, le Britannique fait les présentations à dix-sept ans lors d’une rencontre de championnat face à Everton. Le phénomène est en marche. Jusqu’à ce fameux 14 avril 1999, Giggsy apprend auprès des aînés (Robson, Ince, Cantona, Hughes, Irwin, Sharpe, McClair), devient incontournable (membre de l’équipe type de la saison en 1997-1998) et dispute un total de 249 matches pour 52 buts. Avec quelques merveilles en prime comme face à QPR (2-3, 5 février 1994), Leeds (0-2, 27 avril 1994), City (2-3, 6 avril 1996), la Juve (3-2, 1er octobre 1997) ou encore Barcelone (3-3, 16 septembre 1998).
« La première fois que je l’ai vu jouer, je me suis dit : « Mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ? Si c’est la norme qu’on doit atteindre, c’est fini. » Il était incroyable »GARY NEVILLE À PROPOS DE RYAN GIGGS
Surtout, depuis la retraite du « King » Cantona en 1997, la jeune garde composée de Beckham, Giggs, Scholes, Butt et des frères Neville a pris le pouvoir à Manchester United. Un groupe qui continue d’avoir faim de titres sous l’impulsion de Ferguson, mais qui doit désormais regarder en face Arsenal depuis l’avènement d’Arsène Wenger. Deux ans après sa venue, le manager alsacien a hissé la formation londonienne sur le toit de l’Angleterre en réalisant le doublé championnat-FA Cup. À l’époque, United-Arsenal est « le MATCH de la saison qui décide du vainqueur de la Premier League » assurait Wenger. Et lors de cet exercice 1998-1999, la roue tourne clairement en faveur des Gunners. Après avoir fessé les Red Devils à l’occasion du Community Shield (3-0, 9 août), ils remettent ça en championnat à Highbury (3-0, 20 septembre) avant d’aller chercher le nul à Old Trafford (1-1, 17 février). « Cette équipe d’Arsenal avait tout : de la vitesse, de la puissance, de la solidité, de bons défenseurs (Adams, Keown), un bon gardien (Seaman) et de bons finisseurs (Bergkamp, Anelka). C’était une équipe complète », résumait à juste titre Gary Neville. Quand se profile la demi-finale de FA Cup le 11 avril, Arsenal bénéficie donc d’un avantage psychologique même si son rival fait la course en tête en Premier League. Sauf que les débats accouchent d’un match nul et vierge (0-0) obligeant à disputer un replay trois jours plus tard. Là encore, à Villa Park.
Un match, un de plus dans le calendrier déjà surchargé de United. Outre le championnat où elle reste invaincue depuis le 19 décembre, la troupe mancunienne a surtout en ligne de mire une demi-finale retour de Champions League brûlante (le 21 avril) sur les terres turinoises de Zidane et Marcello Lippi, après le nul concédé à l’aller (1-1, 7 avril). Ferguson revient donc à Birmingham avec une équipe quelque peu remaniée en vue de l’échéance européenne à venir. Sheringham, Solskjær, Butt et Phil Neville débutent ainsi respectivement à la place de Cole, Yorke, Scholes et Irwin. Giggs, lui aussi, démarre sur le banc se voyant suppléer par Blomqvist. Au grand soulagement de son vis-à-vis habituel en face, Lee Dixon. « C’est drôle, car dans le vestiaire avant le match, tous les joueurs m’ont dit combien j’étais chanceux que Giggs soit sur le banc », confiera plus tard le défenseur anglais. Dans un rendez-vous marqué par une tension extrême – en témoignent une énième fois les joutes verbales entre Keane et Vieira –, ce sont les Red Devils qui impriment le rythme. Avant que Beckham ne lâche le premier frisson de la rencontre en ouvrant la marque d’un délice de frappe enroulée (17e, 0-1).
Les Gunners refusent toutefois de rompre. Au retour des vestiaires, ils bousculent leurs adversaires. La lumière finit par venir du « Non-Flying Dutchman », Dennis Bergkamp, dont la frappe contrée trompe Schmeichel (69e, 1-1). Les débats basculent un peu plus quand, cinq minutes plus tard, Roy Keane écope d’un second carton jaune synonyme d’expulsion. « Après ça, nous avons alors pensé : “Nous avons le contrôle du match désormais” », révélera le milieu d’Arsenal Ray Parlour. Entre-temps, Giggsy a effectué son entrée jeu à l’heure de jeu. Avec une consigne claire de la part de Fergie : « Le manager m’a dit : Cours vers lui (Dixon, ndlr) dès que tu peux et fais qu’il se passe quelque chose. » Mais sans son Captain irlandais, United subit et vacille. Trop, même. Et Phil Neville finit par craquer en provoquant un penalty sur Parlour. « Quand j’ai concédé le penalty, je me revois me disant à moi-même : “Ma vie est foutue. Je suis mort”. J’aurais préféré mourir plutôt que le penalty ne rentre », s’épanchera plus tard l’ex-international anglais. Il faut un Schmeichel impérial une première fois pour repousser la tentative de Bergkamp. Puis une seconde fois, là encore devant le Néerlandais sur une grosse opportunité, dans la première période de la prolongation. Les espoirs sont entretenus, ne reste désormais plus qu’à attendre l’instant de grâce.
Le chronomètre affiche la 109e minute lorsque Ryan Giggs va se plaire à suspendre le temps. Rien qu’un instant. Au terme d’une course folle et endiablée. La magie opère après une passe hasardeuse de Vieira. Le Gallois récupère le cuir dans sa moitié de terrain avant de s’avancer inéluctablement aux abords de la surface d’Arsenal. Le reste appartient à l’histoire. Un double contact pour éliminer Keown et Dixon. Puis l’extase sur une frappe lumineuse imparable pour Seaman. Phil Neville, coéquipier réduit ce soir-là au rang de spectateur privilégié, est peut-être le mieux placé pour évoquer ce moment passé à la postérité : « Quand je cours, on voit que je pique un sprint. Tout est en mouvement. Avec lui, c’est presque un ralenti. Il glisse en haut de la surface, son pied ne touche pas le sol. Je suis resté derrière lui et je criais : « Giggsy, Giggsy, j’arrive », pensant que j’allais le dépasser. Et il s’est éloigné, toujours un peu plus. Je suis resté figé, c’était comme un ralenti. Il faisait des manœuvres sans même toucher le ballon. Par intermittence, il alternait les glisses, comme une gazelle. Il était gracieux. C’était Ryan Giggs, que ce soit en jouant sur Lower Broughton Road, Littleton Road, au terrain de Cliff, au Carrington. C’était son moment. » Mémorable, aussi, pour cette célébration singulière au milieu des fans et ce torse velu exhibé. « C’est l’un de mes souvenirs préférés en tant que footballeur. On se déconnecte, on ne sait plus ce qu’on fait. Plus rien n’est sensé, se souvenait il y a trois ans Giggs, sourire aux lèvres. J’ai juste décidé de retirer mon maillot. Les fans sont venus vers moi et c’était incroyable. »
Plus tard, Sir Alex dira du but de son gaucher chéri qu’il « a donné la chair de poule » aux défenseurs d’Arsenal. À tel point que l’escouade londonienne ne s’en remettra pas. Leaders du championnat à deux journées de la fin, les Gunners s’écrouleront au profit de leurs rivaux du soir. Wenger parlera de cette soirée comme d’un « traumatisme », Dixon de « la pire fête qu’il a jamais vue de sa vie », tandis que Bergkamp s’enfermera dans le mutisme durant quatre jours et ne tirera plus jamais de penalty. Les Reds Devils, eux, s’envoleront pour écrire une fin de saison mirifique avec un triplé historique comme récompense (championnat-Ligue des champions-FA Cup) et une ribambelle de souvenirs. Dont le plus prégnant, cette course inoubliable de Giggs évidemment. « En tant que défenseur, on regarde ces gars différemment. Ce sont vos héros, ils créent des moments extraordinaires, expliquait en 2014 Gary Neville, l’admiration encore palpable. Juste ce qu’il faut, quand on en a besoin. » C’est le privilège réservé aux danseurs de ballet hors pair. Aux légendes. C’est le privilège d’être Ryan Giggs.
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