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Après avoir touché les étoiles en 1966, Gordon Banks passa définitivement à la postérité un après-midi de juin 1970. Un décollage difficile suivi de nombreuses intempéries contraignirent l’avion « Banks of England », après une ultime bourrasque, à se poser en urgence en 1972. La fin d’un voyage unique et inspirant à l’issue frustrante pour le plus grand gardien anglais de l’histoire.
Il devait y repenser souvent. Le ciel était gris, les températures chutaient à l’approche de l’hiver, un léger blizzard venait glacer ses doigts d’adolescent. Même enfant, Gordon Banks savait déjà que son corps serait son trésor. Un coup de pouce du destin lui montrera une autre façon d’employer ses capacités physiques. Plutôt que de porter, soulever ou pousser des sacs de charbon ou des briques, l’enfant de Sheffield devra attraper, sauter, régner. Gordon Banks ne sera pas comme tous ses amis d’enfance. Gordon Banks sera Banks of England.
Toute légende du ballon rond qui se respecte cache un souvenir, une histoire, un parcours unique. Gordon Banks ne déroge pas à la règle. En l’absence du gardien de but du club de l’entreprise d’exploitation de charbon dont il est employé, Millspaugh, Gordon Banks s’immisce un peu par hasard dans ce qui sera son royaume pendant 13 ans. Dans le froid des lotissements grisés de la banlieue de Sheffield, le néo-gardien de but improvise, impressionne, et trouve sa vocation. Banks reste au poste et attire les observateurs. Un club de Yorkshire League, Rawmarsh Welfare, lui offre une place dans son effectif. Si la tête est pleine de rêve, le talentueux mais inexpérimenté Banks a les mains qui tremblent. Deux défaites, 12-2 et 3-1 précipitent la fin de l’aventure. De retour à Millspaugh et rattrapé par la réalité, Banks voit ses plans chamboulés : maçon la semaine, gardien de but le dimanche.
Le talent, le travail et la chance. La fameuse trilogie délivrant un ticket pour fouler les pelouses professionnelles, n’a sans doute jamais été aussi bien illustrée. Banks ne demande qu’à ce qu’on lui offre une autre occasion de briller. Le moment tant attendu va intervenir seulement quelques mois après l’échec de Rawmarsh. Chesterfield, un club de troisième division, lui propose une période d’essai de six matchs. Banks n’est plus le même enfant qu’il y a quelques mois. Il a confiance en lui et la revanche en tête. Après avoir calé il y a quelques mois, le moteur démarre enfin.
Le joueur signe officiellement un contrat avec les Spireites et fait ses débuts en Football League Third Division à l’âge de 21 ans. Sans concurrent ni mentor, le gosse de Sheffield prend, seul, de la vitesse sur les pelouses du pays. Il ne manque plus que le signal pour décoller. Signal reçu en 1959 quand Leicester vient frapper à sa porte et lui offre un contrat professionnel.
Banks découvre enfin les tribunes de première division. La foule chante, le sol gronde sous les pieds du jeune gardien, qui s’enivre de l’odeur et de l’ambiance régnant à Filbert Street, le stade de Leicester rénové il y a moins de 10 ans pour réparer les ravages des bombardements allemands lors de la seconde guerre mondiale. Banks, 21 ans, dispute ses premières minutes dans le championnat majeur le 9 septembre après la blessure du titulaire Dan MacLaren. Le public des Foxes découvre alors un jeune homme solide, marqué par les travaux de son enfance. Les premières minutes de leur aventure commune se déroulent sous de bons auspices. Match nul 1-1 contre Blackpool. Filbert Street ne le sait pas encore, mais il vient de faire connaissance avec une de ses légendes.
La méforme de Leicester conjuguée à la relégation sur le banc de MacLaren font sans délai de Banks un joueur choyé de Filbert Street. L’enfant de Sheffield double, en effet, définitivement la concurrence s’installant comme numéro un à l’été 1960. Les premières turbulences du périple sont surmontées avec brio.
Leicester City change radicalement de dynamique à l’occasion de la saison 1960-1961, et Banks de dimension. L’objectif maintien oublié, les Foxes jouent désormais décomplexés. Le club achève la saison sur une 6e place avec une place en finale de FA Cup contre les champions d’Angleterre, Tottenham. Les Spurs l’emportent 2 à 0 réalisant ainsi le premier doublé anglais Coupe-Championnat du 20e siècle. Assommés, les Foxes mettront plusieurs mois à se remettre de ce coup de massue. Après une décevante quatorzième place, Leicester ne se remettra en selle que lors de la saison 1962-1963.
Hiver 1962 – 1963. L’Angleterre enregistre un des hivers les plus froids de son histoire avec des températures avoisinant les 16 degrés en dessous de 0. Les pelouses sont enneigées tandis que le calendrier est suspendu. Privés de recettes aux guichets, les clubs se heurtent à des difficultés financières. Chaque club s’ingénie alors à déceler la meilleure méthode pour rendre son terrain praticable. Quand Blackpool a l’idée de faire fondre la glace aux lance-flammes, Chelsea, lui, emploie des véhicules habituellement utilisés pour brûler le goudron.
À Filbert Street, Bill Taylor avait déjà tout prévu. Au cours de l’été 1962, le jardinier du club avait entretenu la pelouse avec un mélange d’engrais et de désherbant, habile dosage à même de combattre le gel. Une fois la neige arrivée, il suffisait alors de déblayer le terrain puis de le recouvrir de paille. Alors que certains clubs sont contraints de passer deux mois et demi sans jouer, Leicester sera privé de ballon pendant seulement cinq semaines. La casse est limitée. Bien plus, une épopée naît de l’œuvre de Taylor : les Ice Kings de Leicester.
En avril 1963, Leicester est en tête du championnat d’Angleterre et s’apprête à défier Liverpool à Hillsborough en demi-finale de FA Cup. Le 6 du mois, à l’occasion d’un match de l’Angleterre contre l’Écosse, la carrière de Banks atteint un de ses premiers points culminants quand Alf Ramsey, le nouveau sélectionneur de l’Angleterre, décide de coucher le nom du gardien de Leicester sur la feuille de match plutôt que celui de Ron Springett, portier titulaire lors du mondial 1962. Malgré la défaite 2-1 contre les voisins écossais, Banks répond aux attentes et est reconduit par Ramsey le surlendemain, lors du match nul contre le Brésil (1-1).
Trois semaines plus tard, à Hillsborough, Banks prend une nouvelle importance en Angleterre. Les scousers grondent, enragent contre le néo-international anglais tant Banksy est injouable ce soir-là. La trentaine de tentatives des Reds ne le feront pas vaciller. Invincibles, les Foxes s’envolent au septième ciel avec une victoire 1 à 0. L’ancien joueur de Chesterfield devient une idole dans les Midlands de l’Est tandis que Leicester se prend à rêver d’un doublé. Plus dure sera la chute. Gordon Banks se fracture un doigt et manque la fin du championnat. Les Foxes doivent dire adieu au podium suite à trois revers de suite lors des trois dernières journées. Toujours diminué contre Manchester United en finale, Banks se rend coupable de deux erreurs avec la clef la défaite des siens. La ville se trouve alors plongée dans une tristesse sans nom : les Ice Kings n’auront été qu’une parenthèse enchantée dans l’enfer glacé de l’hiver 1963.
Leicester sortira de sa torpeur quelques mois plus tard, en 1964 lorsque les Foxes feront vaciller Stoke City en finale de League Cup. Gordon Banks, exceptionnel tout au long de la saison, entre encore un peu plus dans la légende du club des Midlands de l’Est. Cependant, malgré son portier héroïque, Leicester devait baisser de régime pour vivre des championnats plus compliqués alors que le mondial 1966 approchait à grands pas.
Parmi les pays qualifiés, l’Angleterre fait figure de favori, notamment grâce à une colonne vertébrale des plus solides : Banks, Bobby Moore, Bobby Charlton et le duo d’attaque composé du Spur Jimmy Greaves et du Scouser Roger Hunt. Le premier tour se déroule sans le moindre accroc pour Banks qui n’encaisse pas de but. Néanmoins, les Three Lions perdent l’emblématique buteur de Tottenham, touché contre la France après un choc avec Joseph Bonnel. Une blessure qui inquiète, d’autant que la phase finale se profile déjà.
L’Angleterre écarte l’Argentine en huitième et garde encore une fois sa cage inviolée. Banks, pas vraiment sollicité jusqu’ici, profite du manque d’opposition pour battre un record : celui du plus grand nombre de minutes consécutives sans encaisser de buts avec les Three Lions. Un record fruit de son talent mais aussi lié à une petite technique personnelle : Banks utilisait des chewing-gums pour rendre ses mains plus collantes. Alors, quand le staff s’aperçoit que le stock de gommes à mâcher du Foxes est épuisé juste avant la demi-finale contre le Portugal d’Eusébio, la panique s’empare du vestiaire. Fort heureusement, un membre du staff trouve un bar-tabac situé juste à côté de Wembley pour permettre au groupe de retrouver calme et sérénité. Coïncidence ou pas, c’est en ce jour que l’horloge s’arrête de tourner : un penalty du meilleur joueur portugais du 20e siècle, pour ramener les visiteurs à 2-1, conclura 721 minutes d’imperméabilité (record battu en 2021 par Jordan Pickford). L’Angleterre est enfin en finale, après trois déconvenues en autant d’éditions disputées.
Face à eux, l’Allemagne de l’Ouest. Ce soir-là, Banks a bien les mains qui collent et l’Angleterre s’impose 4-2, avec le fameux but, peut-être fantôme, de Geoff Hurst, remplaçant de Greaves. À cette occasion, Banks devient Banks of England et le seul et unique joueur de Leicester à remporter une Coupe du monde (c’est toujours le cas aujourd’hui). Mais Banksy est aussi (enfin !) considéré comme l’un des meilleurs gardiens du monde. Dans son club, aucune turbulence ne devait figurer à l’horizon. Cependant, le pilote dût changer radicalement de trajectoire pour maintenir sa vitesse de croisière.
Flashback en 1963. Gordon Banks se balade dans Leicester près d’un camp d’entraînement avec un assistant du coach Matt Gillies, George Dewis. Un enfant en particulier retient l’attention de Banks : il est gardien et impressionne ses aînés qui tentent de le tromper. Bluffé, Banks informe de suite Dewis qu’il faut enrôler l’enfant au centre de formation. Réponse de Dewis: « Oui, il va te sortir de l’équipe première dans pas longtemps ». Ce petit, c’est Peter Shilton qui fera ses débuts en mai 1966 en First Division à 16 ans. Sauf qu’y goûter c’est bien, se resservir c’est mieux. Et Shilton est gourmand.
Un an seulement après la Coupe du monde, Gordon Banks est appelé à se rendre dans les bureaux de la direction du club des Foxes : intempéries en vue. Matt Gillies ne passe pas par quatre chemins : « nous pensons que tes meilleurs jours sont derrière toi, et que tu devrais passer à autre chose ». Le discours est dur, presque inexplicable. En réalité, Peter Shilton, 17 ans, aurait posé un ultimatum au board de Leicester : l’équipe première ou le changement de navire. Banks, âgé de 30 ans, doit faire ses valises. Liverpool vient aux renseignements. West Ham également. C’est finalement Stoke City, dont l’armoire à trophée est presque vide, qui accueille Banks of England.
Le champion du monde fait ses débuts en fin de saison 1966-1967 et réalise sa première à domicile contre… Leicester. Victoire 3-1 nette et sans bavure, avec un petit goût de revanche en bouche. Banks n’est pas là pour faire de la figuration et décroche entre 1967 et 1969 le titre de meilleur gardien de but de l’année délivré par la FIFA, comme en 1966. Toujours au top, Banks débarque évidemment comme titulaire à la Coupe du monde 1970.
Deux ans après la troisième place de l’Euro 1968, l’Angleterre arrive en Amérique centrale pour défendre sa couronne obtenue à domicile. Mais l’accusation de vol de bracelet contre Bobby Moore et la difficulté d’acclimatation aux températures exotiques jouent des tours aux Anglais. Après la Roumanie (victoire 1-0), c’est le Brésil, la meilleure équipe du moment, qui se dresse contre les champions du monde en titre. Le rendez-vous est pris le 7 juin 1970. L’occasion pour Banks d’honorer le titre de chevalier de l’ordre britannique, décoration décernée la veille du match qui changera sa vie.
La rencontre commence dans le stade Jalisco sous un soleil impitoyable. Aux alentours de la 9e minute de jeu, l’Angleterre perd le ballon. Banks raconte :
« Mon latéral (Alan Mullery) me cachait la vue… Jairzinho avait poussé son ballon en avant et je savais qu’il ne pouvait pas centrer car il lui aurait fallu trois foulées pour le récupérer. Soudain, je vois Pelé, courant à toute vitesse vers la surface. Mais dans le même temps, je garde un œil sur Jairzinho. Et je vois Pelé plus près encore ! Je dois suivre le ballon mais ne le vois plus… Ce que je savais, c’était qu’une fois la passe faite, le ballon atteindrait Pelé. Je ne pouvais plus aller au-devant de lui, car il m’était impossible de changer de position si vite. Il fallait que je m’attende à n’importe quoi de la part de Pelé : un tir, n’importe quoi. Ce fut une tête… La partie la plus difficile de l’arrêt venait du rebond. Face à Pelé, je n’ai pas anticipé, j’ai attendu qu’il donne son coup de tête. Une fois partie, je savais sa tête cadrée, et elle allait vite ! Le ballon était extrêmement difficile à capter car il n’a pas atterri à mes côtés mais il a rebondi cinq mètres devant moi…A ce moment-là, je ne peux pas plonger vers l’avant, je dois au contraire reculer à cause de la vitesse du ballon. Et il faut aussi que j’estime la hauteur du rebond. Quand j’atteins la balle, je la touche avec le haut de ma main, le ballon tourne et part vers l’arrière… Ç’aurait pu être un but ! ». Inoubliable.
Le dialogue qui suivra l’est encore moins.
Pelé : « Je pensais qu’il y aurait but. »
Banks : « Moi aussi. »
Moore : « Tu vieillis, Banksy, tu as l’habitude de les capter celles-ci. »
Le jour où Gordon Banks a écœuré le Roi Pelé lors de la Coupe du monde au Mexique, en 1970
Un moment hors du temps, un instant de légende dans la plus belle compétition de football qui ait été. À tel point qu’on ne gardera que ce souvenir du match. Banks remporte une nouvelle fois le titre de meilleur gardien du monde malgré l’élimination de l’Angleterre en huitièmes de finale contre l’Allemagne de l’Ouest. L’histoire retiendra d’ailleurs que Banks manquera ce match et clôturera son histoire avec la Coupe du monde sur une tourista.
De retour en Angleterre, à Stoke, Gordon Banks vit sans le savoir ses dernières années de carrière. Pourtant, Banksy survole toujours le championnat anglais. Le meilleur gardien anglais de l’histoire fonce sur les attaquants, s’envole sur sa ligne, domine dans les airs. Toujours à l’affût, jamais surclassé, encore revanchard. Plusieurs fois défait en demi-finale de coupe, il retrouve la victoire en 1972 en finale de League Cup contre Chelsea. La boucle se boucle aussi avec l’Angleterre, avec sa 73e et ultime sélection le 27 mai 1972, après une victoire contre l’Écosse, l’équipe qui l’avait battu pour sa première avec les Three Lions. Il remporte enfin le titre de FWA Footballer of the Year et encore une fois (la sixième et dernière) celui de meilleur gardien de l’année selon la FIFA.
Pourtant, l’avion a dû se poser en urgence, alors qu’il restait encore pas mal d’essence dans le moteur. Blessé dans un grave accident de voiture, le pilote Gordon Banks perd l’usage de son œil droit. À 34 ans et peut-être à son meilleur niveau, Banksy doit quitter le football professionnel. Mais Gordon n’est pas n’importe qui. Il est Banks of England. Alors l’ancien maçon remet les gants en 1977, à Fort Lauderdale aux Etats-Unis. Il y sera élu meilleur gardien du championnat malgré sa cécité partielle. Sa vraie retraite interviendra en 1978. Elle sera plutôt tranquille, entrecoupée par deux aventures d’entraîneur adjoint à Port Vale et Telford United.
Loin des terrains professionnels mais toujours proche du football, Banksy apparait toutefois de temps à autres lors de cérémonies ou conférences pour partager quelques souvenirs ou recevoir de nouveaux honneurs. Introduit au Hall of Fame du football anglais au jour de son inauguration en 2002, le meilleur gardien anglais de l’histoire figure également dans la FIFA 100, liste des meilleurs footballeurs du siècle dernier concocté en 2004 par son ex-adversaire et désormais ami Pelé. Reconnu par les plus grands et fascinant pour les plus jeunes, Gordon Banks s’est malheureusement éteint dans la nuit du 11 au 12 février 2019, des suites de son cancer du rein détecté en 2015. Le souvenir de Banks of England restera néanmoins éternel. Comme une claquette du haut de la main sur une tête piquée de Pelé…
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