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Attention ! Monument en péril ! Ils existent depuis la fin du 19ème siècle mais sont aujourd’hui sur la sellette. Les matchday programmes dont la lecture rituelle a accompagné des générations de supporters anglais ont-ils un avenir à l’heure du tout digital ? Un espoir sous conditions.
En Angleterre, lorsqu’il est question de football, tout est histoire de traditions: la pinte d’avant match au pub, le cliquetis du tourniquet en pénétrant dans le stade, le kick-off à 3.00 PM précise le samedi après-midi ou encore la pie avalée à la mi-temps. Autant de repères immuables qui pourtant s’érodent peu à peu au gré des avatars d’une modernité supposée.
Car désormais les matches décalés pour satisfaire les couch potatoes asiatiques ou européens se font légion en Premier League tout comme en Championship. Les bières dégustées dans les si typiques public houses britanniques sont, elles aussi, dans l’œil du viseur du foot business, certains clubs ne faisant pas mystère, Tottenham en tête avec son nouveau stade affublé d’une brasserie de houblon, de leur souhait de capter ce lucratif marché en incitant les fans à passer, comme aux USA, toute leur journée au stade.
Dernière tradition en suspens: le programme de match que tout supporter avait jusqu’à tout récemment coutume d’acheter sur le chemin du stade pour se divertir et s’instruire sur les affaires du club de son cœur avant, pendant (mi-temps) ou après (chemin du retour) la rencontre. Rendez-vous bien compte que les premières publications de ces historiques vecteurs d’informations remontent à la première saison de la Football League soit il y a plus de 130 ans !
Or, depuis la fin votée en juin 2018 par les clubs de l’English Football League (l’EFL regroupe les 3 divisions pro en dessous de la Premier League) de l’obligation faite à ceux-ci d’éditer ces matchday programmes pour chaque rencontre, la question taraude supporters et dirigeants du foot anglais toutes divisions confondues. Cette tradition remontant à l’ère Victorienne que même les périodes de guerre au papier pourtant rationné n’ont pas su interrompre, le 21ème siècle va-t-il (hélas) en écrire les dernières lignes ?
À l’origine et pendant très longtemps, les clubs se limitaient à l’édition d’une simple feuille de match comportant la composition des équipes et l’emplacement des joueurs sur le terrain. Puis au fil des décennies, la feuille s’est étoffée pour devenir véritable magazine, avec aujourd’hui des éditions pouvant atteindre voire dépasser les 100 pages pour certaines (116 pages cette saison pour Norwich !).
Les prix n’ont bien sûr pas manqué de suivre la même pente ascendante passant de quelques shillings à communément 3 ou 3,5 £ aujourd’hui – la palme étant détenue par Southampton dont le programme coûte actuellement la modique somme de 4 £ (pour 84 pages en 2018/19 dont 18 de publicité). Mais très certainement qu’aux yeux de certains éminents dirigeants, les portefeuilles des supporters ne sont pas déjà suffisamment mis à contribution puisque des clubs n’hésitent pas à augmenter les prix à l’occasion d’événements particuliers. Tottenham est ainsi coutumier de cette inflation tarifaire avec un programme à 5 £ en Ligue des Champions, voire carrément 10 £ lors du dernier match dans son antre historique.
Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, tous les clubs anglais, du plus obscur de l’EFL au plus célèbre de la Premier League, s’interrogent sur le devenir de leurs matchday programmes. Inexorablement les ventes déclinent alors même que les coûts de production stagnent voire plus souvent augmentent. Everton a bien annoncé en décembre 2018 une augmentation de ses ventes de 9,3 % sur l’année mais il s’agit là d’une rare et notable exception dans une activité en plein marasme. Bien loin l’époque bénie où United Review, le programme de Manchester United, atteignit les 74 000 (!) copies vendues pour la visite en 1968 à Old Trafford de l’équipe argentine d’Estudiantes en Coupe Intercontinentale.
Il est vrai qu’en ce glorieux temps, les matchday programmes comportaient des « preuves » (« tokens« ) qui, collectionnées, donnaient droit à leurs détenteurs de candidater pour les billets des matches à l’extérieur (eh oui en Angleterre les déplacements c’est une aussi tradition historique honorable…) et d’éventuelles demi-finales ou finales de Cup. Aujourd’hui, Arsenal, par exemple, vend de 3 5000 à 6 500 exemplaires selon les matches à l’Emirates tandis qu’un club comme Burnley arrive à convaincre en moyenne 3 500 acheteurs à chaque rencontre. En League One et League Two, les tirages n’excèdent quant à eux pas plus de 350 copies pour certains clubs. En réalité, les chiffres gonflants du passé ne sont plus atteints qu’en de rares occasions marquant des événements particuliers. Ainsi, pour le départ d’Arsène Wenger, après son long règne de 22 ans chez les Gunners, les 47 000 exemplaires imprimés (dont 9 000 distribués gratuitement, comme c’est l’habitude à l’Emirates, dans les loges et le club select) ont trouvé immédiatement preneurs. La réimpression effectuée a in fine porté le chiffre total à plus de 80 000 pour cette édition unique accompagnée d’un supplément retraçant la très longue histoire d’amour du français avec le club du nord londonien.
Bien prétentieux celui ou celle affirmant pouvoir lire avec certitude le futur de cet incontournable des rencontres anglaises. Est-il destiné à n’être plus qu’un souvenir des temps passés pour les générations futures des stades, ou son avenir peut-il encore s’écrire sous un ciel plus dégagé, pour peu que son modèle soit revisité ?
La réponse demeure clairement ouverte. Il n’en est donc que plus intéressant de s’atteler au sujet à l’aune de sa propre expérience mais également des réflexions développées outre-Manche sur cette question hautement symbolique.
Les causes du désamour sont multiples mais le constat est implacable: seulement 1 supporter sur 4 achète habituellement son programme de match alors qu’un nombre conséquent déclarent s’en passer systématiquement.
Comme tout le secteur de la presse en général, les programmes de matches imprimés souffrent sans conteste du tout digital, où tout est disponible immédiatement et gratuitement. Historiquement, les programmes constituaient la seule source d’information pour le supporter désireux de connaître l’opinion de l’entraîneur ou du capitaine de l’équipe. Aujourd’hui, les conférences d’avant match sont relayées sur Twitter ou le site des clubs, et la quasi-totalité des joueurs ont leur propre compte.
Quant aux jeunes générations, ont-elles encore l’habitude de payer pour s’informer ? Même les plus grands médias de presse tâtonnent encore pour trouver la martingale afin de monnayer leur contenu sur Internet. Alors les clubs de foot ! Et le papier ? Un simple voyage dans les transports en commun suffit à répondre à la question: la quasi-totalité des voyageurs rivés sur leurs portables quand ils ne marchent pas avec, hypnotisés tels des zombies, dans les couloirs de correspondance ou dans la rue ! Allez dans ces conditions essayer de leur fourguer de l’imprimé payant à chaque match…
La fin des fameuses et regrettées terraces où s’agrégeaient les fans à leur endroit de prédilection contribue également au déclin des ventes. Des supporters témoignent, en effet, qu’ils avaient pour habitude d’arriver à leur place favorite 2 heures avant le match pour être certains d’y être situés. Et que faisaient-ils en attendant le début du match ? Bingo ! Ils lisaient bien sûr leurs matchday programmes. Aujourd’hui, avec les sièges numérotés, plus besoin d’anticiper son arrivée au stade, les anglais restent dans les coursives ou aux pubs pour manger et boire. La lecture en fait les frais.
Tout ne serait donc que la faute du progrès ? Sans Internet et le rapport Taylor imposant les places assises dans la plupart des stades anglais après Hillsborough, les ventes seraient restées au plus haut ? Rien de moins sûr car beaucoup s’accordent à dégager des causes endogènes à l’érosion du lectorat.
Quid des prix des programmes alors que la bourse des supporters n’est pas un puits sans fond ? La sortie au stade est devenue de plus en plus onéreuse avec l’envol faramineux des tarifs aux guichets. Si l’on ajoute à cela la pinte d’avant-match entre amis et l’éventuelle pie pour se restaurer (l’anglais mangeant par essence à n’importe quelle heure !), il est vite fait de faire l’impasse sur la nourriture de l’esprit fournie par un programme.
Mais cette nourriture de l’esprit, encore faut-il qu’elle soit de qualité et attractive ! On peut témoigner que certains programmes tombent dans la paresse avec un contenu des plus pauvres ne justifiant aucunement le prix demandé. Un papier de l’entraîneur, parfois du Président, une interview du joueur faisant la Une (aucune originalité se faisant pour la couverture), des stats des derniers matches, la présentation de l’équipe adverse du jour, un article sur l’histoire du club ou de vieux matches, deux pages sur l’équipe jeune et/ou féminine et c’est à peu près tout. Sans oublier bien sûr les nombreuses pages de pub ! Les fanzines rédigés par les supporters offrent dans de tels cas bien plus à lire. La passion serait-elle plus efficace que les business models ?
Certains vieux supporters pointent aussi du doigt le message bien trop « corporate » développé dans les pages de ces magazines. Aucune voix indépendante ou dissonante sur le club comme parfois dans le passé. Un message lisse sans aspérité et sans surprise, tel est le menu offert par les clubs de foot devenus pour beaucoup des entreprises de spectacle à but (très) lucratif. Dans ces conditions, doit-on vraiment s’étonner que les supporters n’achètent plus 20 fois par saison un programme ?
Comme bien souvent la réalité n’est pas binaire. Certains programmes sont de très grande qualité et innovants, preuve que les clubs ou du moins certains prennent la question à bras le corps. Il n’y qu’à voir sur le plan esthétique les couvertures de certains d’entre eux.
Ce florilège de couvertures des programmes de la saison passée de Port Vale, club de League Two, en est une magnifique illustration.
Des clubs n’hésitent pas en effet à recourir à de véritables artistes pour faire de leurs matchday programmes des œuvres uniques. Autre exemple avec les Wolves dont chacune des couvertures est dessinée par Louise Cobbolt. Toutes les oeuvres originales de cette talentueuse jeune femme sont d’ailleurs mises aux enchères et le produit des ventes reversé à des œuvres caritatives. Du grand art et un grand cœur !
D’autres clubs s’inspirent du 7ème art et revisitent à leur façon de célèbres affiches de films. Ainsi, le film « Les affranchis » (« GoodFellas » en anglais)… est devenu « GoalFellas » du côté de West Bromwich Albion !
De l’autre côté du mur d’Hadrien, le cinéma est également source d’inspiration puisque le club écossais d’Aberdeen a récemment fait de son stade, le Pittrodie Stadium, un Jurassic Park nouvelle version.
Au Nord de l’Écosse, l’imagination est décidément féconde puisque pour son match cette saison d’Europa League contre les finlandais de Rovaniemi, Aberdeen toujours, surnommée la ville de granit (« Granite City »), est allée trouver l’inspiration du côté des jeux vidéos avec Grand Theft Auto et son Vice City.
Certains clubs cèdent eux à la mode rétro, par ailleurs très prégnante dans les maillots de foot, en reprenant les codes esthétiques de lointaines saisons. Ainsi, Arsenal pour commémorer ses 100 ans au plus haut niveau en 2018/19 s’est fendu de somptueuses couvertures offrant des flash-backs bien trouvés dans le passé.
Illustration avec ce programme de mars 2019 contre les Red Devils, trouvant sa source dans l’immédiate après-guerre.
Ici un autre programme d’inspiration encore plus ancienne annoncé sur le compte twitter du club dédié à ses programmes (eh oui un tel compte existe et dénombre même 116 000 abonnés !).
Sachez d’ailleurs que le club londonien vient même de sortir tout récemment un livre consacré à l’histoire de ses matchday programmes. Un beau cadeau pour Noël, isn’t it ? Autre club coutumier de belles innovations graphiques: Burnley dont le programme comporte aussi en couverture pour les plus jeunes des cartes détachables à collectionner.
On voit donc que certains clubs s’efforcent de rompre avec la monotonie du sempiternel joueur en Une du programme, pour faire de l’édition du match un exemplaire unique de collection. Louable et intelligente politique susceptible de susciter l’envie à une époque où les acheteurs compulsifs se font plus âgés et rares. Car si les collectionneurs existent toujours, il s’agit avant tout aujourd’hui d’en convaincre et recruter de nouveaux.
#bbcfootball I’m a Man Utd season ticket holder and have been collecting match programmes for around 30 years. Ordered, filed and full of memories. pic.twitter.com/NR6pAOSyIO— Claire Cameron (@CoopCamers) May 1, 2018
Dans les quelques foires (« fairs« ) consacrées à ces objets de collection dont certaines organisées par des clubs eux-mêmes, on a pourtant relevé récemment un rajeunissement des visiteurs. Heureux présage.
We’re hosting our own Programme and Memorabilia fair tomorrow so get down there for some bargains and rarities, all proceeds
-Broadhurst Park
-1st Sept
-10.30-1.30
– Admission by donation on the door
– Light refreshments on sale
For further details contact Tom : 07850 972807 pic.twitter.com/YY6tnHRFpt— FC United of Manchester (@FCUnitedMcr) August 31, 2019
D’autres clubs allient tradition et modernité tel Blackpool qui joue astucieusement sur la complémentarité print/vidéo.
Conscients que le prix constitue souvent un élément dissuasif, des clubs ont aussi fait évoluer leur politique. Pour certains, le programme est désormais proposé à un prix réduit en contrepartie d’une pagination allégée. D’autres comme Colchester United, équipe de League Two, offrent désormais le programme à tous les spectateurs afin d’atténuer les effets de l’augmentation des billets.
Not sure what I make of last night’s programme. Good to see @crawleytown issue one, in an age where Football League clubs don’t have to. 16 pages was a little light, but it was only £1. pic.twitter.com/5OjH8ZDWBu— The Terrace Traveller (@TerraceTrav) August 21, 2019
Un club comme Oxford (League One) a lui choisi l’option de publier 2 versions de son programme: une destinée aux home fans et l’autre aux supporters visiteurs. Intéressante initiative qui rejoint en réalité sous une forme plus accentuée l’idée déjà appliquée par Manchester United en 1956 contre Anderlecht.
Wonder if tonight’s @ManUtd v @rscanderlecht programme will feature a charming bilingual welcome for away fans… #1956 pic.twitter.com/6kYyqqthw9— Nat. Football Museum (@FootballMuseum) April 20, 2017
Pour autant, dans certains stades, le programme imprimé est déjà malheureusement chose du passé. En Écosse où l’obligation de proposer un programme n’a jamais existé, 7 clubs sur les 42 composant la Football League ont renoncé à cette activité chroniquement déficitaire. Côté anglais, rares sont ceux qui ont déjà franchi le pas. Mais Stevenage (League Two) a annoncé en août dernier qu’il n’imprimerait plus de programme préférant offrir gratuitement une version téléchargeable dès la veille du match.
On s’autorisera de penser que cette solution ultime peut et doit demeurer une exception car au-delà des belles initiatives déjà recensées, le concept de magazine imprimé recèle d’indéniables et indémodables atouts.
En effet, le magazine papier, comme son équivalent le livre, procure un plaisir que la froideur de la lecture sur écran n’égalera jamais. Le rapport physique à l’objet comme le confirme la faible pénétration du e-book en France joue donc clairement en faveur de la pérennité des matchday programmes sous leur version actuelle.
La dématérialisation à tout crin irait, en outre, à l’encontre de la tendance actuelle et bienvenue des clubs à se vouloir inclusifs. Toutes les franges de la population quelles que soient notamment leurs origines ou leur orientation sexuelle seraient donc les bienvenues dans les stades mais soudainement certains supporters, plus âgés en particulier, mal à l’aise avec les nouvelles technologies se retrouvaient exclus de leur lecture habituelle ?! Incohérent et surtout détestable.
Imagination, innovation, contenus exclusifs et originaux, alliés à une pagination réduite assortie d’un prix minoré semblent être des voies à explorer pour que toujours résonne au stade et dans ses abords, cette belle interpellation:
« Match programmes ! Get your match programmes ! »
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