Les huées de la discorde

Le Community Shield constitue toujours un match à fort impact médiatique en Angleterre et ailleurs. Mais son édition 2019 fut surtout commentée outre-Manche pour une action hors du terrain: le God save the Queen conspué par les supporters de Liverpool. Tentative d’explications sur cet acte de lèse-majesté.

Un geste choc

Wembley, 4 août 2019. Le traditionnel Community Shield d’avant-saison voit s’affronter deux mastodontes du foot anglais : les Mancuniens de City contre les Scousers de Liverpool. Les supporters des deux camps sont descendus en masse du Nord et la rencontre s’annonce de haut niveau. Tous les ingrédients d’un grand événement de football, retransmis sur tous les continents, sont donc réunis dans la vénérable enceinte anglaise. Ne manque plus que le traditionnel God Save the Queen et le coup d’envoi retentira pour le plus grand bonheur des millions d’amateurs de foot anglais.  Les premières notes de l’hymne national résonnent dans l’enceinte et soudain c’est la consternation. De la moitié du stade réservée aux fans de la Merseyside s’élèvent des huées de plus en plus distinctes. Oui, force est de le constater: les supporters de Liverpool huent l’hymne national !

Immédiatement sur les réseaux sociaux, les commentaires les plus féroces se font jour à l’endroit des Scousers, auteurs de cet odieux sacrilège. Dès le lendemain, c’est au tour de la presse de s’emparer de l’événement pour le relayer et le disséquer. Le sujet passionne l’Angleterre. Mais comment des citoyens de sa Royale Majesté ont-ils donc bien pu siffler l’hymne national ?

En réalité, la réponse est multiple et requiert de dépasser la seule actualité immédiate pour fouiller l’histoire politique et sportive de nos voisins anglais. En effet, ces huées sont tout sauf un hasard, au regard du passé de la ville et de celui de son club au célèbre maillot rouge.

Flash-back

Irlande 1845: « the Great Hunger », la grande famine, qui fait suite aux récoltes de pommes de terres faméliques fait sa terrible apparition. Elle durera jusqu’en 1849 et fera près d’un million de morts. Pour beaucoup, échapper à la faim est synonyme d’exil, et la ville la plus proche depuis l’Irlande n’est autre que la cité juste de l’autre côté de la mer: Liverpool. Des millions d’irlandais s’y ruent, beaucoup comme point de départ pour un lointain voyage vers l’Amérique ou l’Australie, mais certains y feront souche. À compter de 1847, la ville de Liverpool d’aujourd’hui est déjà en grande partie constituée. Sa caractéristique principale en est donc ses racines irlandaises. Certes, dans d’autres villes anglaises, des irlandais viendront également s’installer mais dans la grande cité portuaire, fait singulier et unique, les irlandais ne sont pas une composante de la ville, ils sont LA composante de la ville. Or, l’assimilation n’opérera pas. D’irlandais, ils ne deviennent pas anglais mais se muent en scousers. Scousers qui regardent toujours vers leur Irlande si proche, puisque dans un des districts les plus pauvres de la ville, de 1885 à 1929, c’est un nationaliste irlandais, TP O’Connor, que les électeurs envoient au Parlement britannique.

Cette dénomination « scousers », contrairement à ce qu’on pourrait penser, est donc de formation assez récente pour n’être réellement apparue qu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale, quand bien même le Oxford English Dictionnary la fait-elle remonter à 1945. Son origine est à trouver dans un plat de marins, chose guère étonnante pour cette ville orientée vers le grand large, un ragoût de peu de choses appelé « lobscouse ». D’une insulte supposée, les Scousers désignant ceux qui avaient peu à manger, le terme est peu à peu devenu une marque de fierté et surtout de distinction, car dès l’origine, les Scousers ont développé une mentalité d’ « étrangers » au sein du peuple anglais. Et beaucoup d’anglais le leur ont bien rendu, considérant pendant des décennies que les habitants de Liverpool n’étaient pas leurs compatriotes.

Des origines irlandaises comme d’un fléau

L’origine majoritairement irlandaise des Scousers ont fait d’eux, dès le 19ème siècle, les victimes idéales du ressentiment anti-irlandais. Des crimes étaient commis partout dans le pays, certaines cités comme Leeds ou Wolverhampton connaissant même des taux de criminalités plus élevés, mais ceux de Liverpool étaient toujours perçus comme plus sauvages et violents. Les gangs comme les Peaky Blinders à Birmingham ou les Scuttlers à Salford effrayaient beaucoup moins les masses que les exactions de certains Scousers.

Dans la sphère politique, la cote de la ville n’était pas plus élevée et on a ainsi pu entendre Ramsay McDonald dans ses fonctions de 1er Ministre (dans les 1920s et les 1930s) proclamer que « Liverpool est pourrie jusqu’en son cœur et nous ferions mieux de le reconnaitre ».

Quant aux médias, ils ne sont pas plus tendres. On peine encore à concevoir comment le Daily Mirror a pu écrire en 1982 sur le thème de Liverpool, la mauvaise fille: « Ils devraient construire une barrière autour de Liverpool et instaurer un prix d’entrée. Car malheureusement, Liverpool est devenue l’emblème de tous les maux qui accablent les grandes villes de Grande Bretagne ». Ou comment faire de la ville un zoo pour lequel on paie afin d’observer ses habitants !

À la TV, rien de meilleur à telle enseigne que dans les 1990s, suite à des séries comme Waterfont Beat ou Liverpool 1 qui mettaient en scène des délinquants à Liverpool. Mike Storey, élu municipal de la ville, s’était inquiété que ces émissions « n’abîment son image et dissuadent d’éventuels investisseurs qui en auraient une perception biaisée ».

Une ville délaissée par le pouvoir central et croyant à l’Europe

Confrontés à ces formes de rejet multiples et répétées au sein de leur propre pays, les Liverpudlians ont pris le parti de l’Europe. Dans un pays qui a choisi le Brexit, la ville cultive là encore sa singularité avec 58,2 % de ses électeurs votant en faveur du maintien au sein de l’Union Européenne. Pour bien prendre la mesure de ce fort particularisme, il n’est qu’à citer le cas de Sunderland, autre grande ville portuaire du Nord, qui, elle, a déposé 61% de bulletins favorables à une sortie de l’Europe. Quoi de plus normal, me direz-vous, que cette adhésion de Liverpool au projet européen, au regard des financements accordés par Bruxelles pour regénérer une part significative de la Merseyside – l’Arena, salle de concert de 11000 places inaugurée en 2008, l’aéroport John Lennon ou le futur terminal de croisières du port – autant d’infrastructures majeures en partie financées par les fonds européens.

La tragédie de Hillsborough, une plaie jamais refermée

Aujourd’hui encore, la ville porte le deuil des 96 Scousers qui ne sont jamais revenus d’un match de foot le 15 avril 1989. Car au-delà de l’horreur du bilan, les commentaires et les réactions de certains élus de la Nation l’ont marquée à jamais. Liverpool n’a pas oublié l’actuel premier Ministre, Boris Johnson, écrivant dans un édito du journal The Spectator que les habitants de la ville avaient trop tendance à se complaire dans un rôle de victimes. Selon ses termes, Liverpool était une « self-pity city ». Paroles jamais pardonnées qu’une élue au Parlement, Maria Eagle, s’est chargée de rappeler à son bon souvenir pas plus récemment qu’en juillet dernier, afin d’obtenir des excuses. Excuses qu’il n’a pas jugé utiles de formuler, se contentant de revendiquer sa politique en faveur des plus pauvres et des plus nécessiteux.

PM refuses my request for him to apologise for his Spectator editorial repeating #Hillsborough untruths, accusing Liverpool people of wallowing in self pity. Bluster in response #NotMyPrimeMinister pic.twitter.com/KWi5HlP2Gr— Maria Eagle MP (@meaglemp) July 25, 2019

Quant à la Dame de fer, si elle n’est plus là, son mépris pour les habitants de Liverpool reste dans tous les esprits. Son refus obstiné de questionner le rôle de la Police dans les événements tragiques de Sheffield fut vécu comme une véritable insulte à la mémoire des supporters.

Les médias ne furent pas en reste et finirent de diaboliser les Scousers. Le football était déjà perçu par certains comme un sport de bas étage. On se rappelle ainsi la formule détestable du Sunday Times: « Un sport de taudis regardés par les gens des taudis dans des stades en taudis » (« A slum sport watched by slum people in slum stadiums »).

Alors quand il fut question de supporters de Liverpool, certains se déchainèrent. Le plus lu des tabloïds anglais, The Sun, n’hésita pas à affirmer « sa vérité »: à Hillsborough, les fans de Liverpool avaient soi-disant fait les poches des victimes, uriné sur les policiers et frappé des sauveteurs. Depuis ce jour, le Sun est haï dans beaucoup de villes et même banni officiellement d’Anfield, ses journalistes n’ayant plus accès à la tribune de presse. Dans la ville même, la campagne de boycott « Don’t buy the Sun » est ostensible chez les marchands de journaux ou sur les taxis de la ville.

Mais là encore, ces commentaires politiques et médiatiques ne sont pas surgis de nulle part. Si certains ont osé les formuler, c’est bien que les stéréotypes sur les supporters de la ville étaient déjà bien ancrés. De longue date, les Scousers sont accusés d’être des voleurs invétérés et des chômeurs éternels. Trois ans avant Sheffield, la finale de Cup 100% Scousers, Liverpool/Everton, fut l’occasion en direct sur la BBC pour un intervenant de se demander comment autant de Liverpudlians avaient pu s’offrir le voyage à Wembley alors que « la ville entière est au chômage ». Et celui-ci d’enchainer sur les « Scousers saouls » responsables de l’exclusion des clubs anglais de toute compétition européenne.

Un rejet des Scousers affirmé dans les stades du pays

These away fans who sing sign on at Goodison, do they walk around their own towns and cities with their eyes closed? Liverpool is boss and gets better and better ✊— Ell Bretland (@EllBretland) August 29, 2018

Malheureusement, ces stéréotypes sont aussi partagés dans les tribunes où les supporters des Toffees et des Reds ont régulièrement droit, entre autres amabilités, au chant « Sign on » sur l’air de « You’ll never walk alone » avec ces belles paroles:  » “Sign on, sign on, with a pen, in your hand, ‘cause you’ll ne-ver get a job – you’ll ne-ver get a job”. « Sign on » car obtenir ses allocations chômage requiert d’aller « signer » tous les 15 jours un formulaire attestant qu’on ne travaille pas…

Bref vous l’aurez compris, tout concourt à développer chez les Scousers une mentalité d’assiégés. On se moque d’eux et on ne les aime pas. En retour, ils font corps et défendent l’honneur et les origines irlandaises de leur cité.

Retour à Wembley en 2019 pour ce Community Shield. Siffler l’hymne national ?! Surprenant ou si peu.

Certains liens sur notre site sont affiliés. En les utilisant, vous contribuez à notre contenu (et à nos factures), sans frais supplémentaires pour vous. Merci pour votre soutien !

Un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *