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Au terme de 48 heures de fronde, Chelsea (tout comme les autres clubs anglais) a fini par céder, abandonnant l’idée de rejoindre la Super League Européenne. Une victoire pour les supporters, venus manifester leur mécontentement en marge de la rencontre qui opposait les Blues à Brighton mardi à Stamford Bridge.
17h30, entre West Brompton et Walham Green, en plein cœur de Londres. Bien que Chelsea s’apprête à affronter Brighton sur le terrain à Stamford Bridge, une inhabituelle agitation se dégage du quartier pourtant si « posh » (raffiné), comme les Anglais aiment à le qualifier. Si les fans sont éloignés des tribunes depuis plus d’un an, conséquence de la crise sanitaire que la planète traverse depuis Mars 2020, une marée humaine se dirige droit vers les grilles de Stamford Bridge. Unis comme un seul homme, ces supporters arborent maillots, t-shirts, drapeaux et autres pancartes. S’ils ont décidé de se masser en pleine semaine devant les portes de leur antre, leur stade, ce n’est pas pour supporter leur équipe.
Depuis quelques heures, la planète football s’embrase. En cause ? Un sujet qui alimente toutes les discussions, nourrissant débats et questions : l’avenir du football. En Angleterre plus que nulle part ailleurs, le temps s’est arrêté dimanche 19 avril dernier. Relayées par The Athletic, les premières rumeurs d’une Super Ligue européenne naissaient de part et d’autre, propulsant le hashtag #NoToSuperLeague parmi les tendances sur Twitter. Une ligue portée par les géants du football européen, souhaitant asseoir encore davantage leur autorité en régnant en solitaire sur une ligue aux principes anti-sportifs. Une ligue qui verrait 15 clubs fondateurs s’affronter chaque année sans le moindre risque de quitter cette « Super League » au simple prétexte qu’ils l’auraient créée. Une ligue qui compterait 5 équipes de plus, qui, elles, seraient sous le coup d’une éventuelle relégation. Une ligue de la honte, reniant tous les principes du football et du sport en son ensemble. Une ligue de la honte portée par le simple pouvoir de l’argent et de propriétaires véreux, prêts à sacrifier tout un monde pour quelques millions supplémentaires.
Du côté de Chelsea comme chez les cinq autres clubs anglais, le rejet est quasi-unanime du côté des supporters, trahis par leurs propres dirigeants. « J’ai été blessé plus qu’autre chose. Je me suis senti abandonné par Chelsea et les autres clubs anglais », raconte Toby, supporter des Blues, venu manifester devant Stamford Bridge contre cette Super League. Comme lui, ce sont près d’un millier de supporters qui ont répondu à l’appel diffusé sur les réseaux sociaux. « Nous nous devions d’être présents et de montrer que nous ne sommes pas d’accord avec ce projet. Habitant aussi proche du stade, je me suis senti investi de la mission de représenter le club pour ceux qui l’auraient voulu mais n’ont pas pu », décrypte Tom, lui aussi supporter des Blues.
Dans la foule, massée comme si le virus du Covid avait disparu le temps de quelques heures, la jeunesse londonienne a répondu présent. Des supporters, pour la plupart, âgés de moins de 25 ans. Un sacré pied de nez à Florentino Pérez, président du Real Madrid et instigateur de ce projet de ligue européenne fermée, royaume des puissants et étape ultime du football business. Celui-là même qui déclarait au Chiringito que « les jeunes de 16 à 24 ans s’intéressent de moins en moins au football », arguant que réduire la durée des matches pourrait être une solution. Une véritable insulte à un sport qui a traversé les générations et gardé la même attractivité.
« C’était important d’être là pour montrer que les supporters d’équipes rivales peuvent s’unir pour une cause commune », raconte Joseff, supporter d’Arsenal. Car au milieu des supporters de Chelsea fleurissent des maillots, écharpes et autres fanions de divers clubs. Brighton, Arsenal, Aston Villa, Nottingham Forest et bien d’autres sont représentés au milieu de la mêlée, symbole d’une solidarité sans faille. « Je crois qu’aucune équipe ne devrait être laissée sur le bord de la route en raison de sa situation financière », poursuit Joseff. Des supporters unis dans un même combat, celui de l’avenir d’un modèle qui a traversé siècles et générations. Celui d’un football qui a inspiré et qui inspire encore l’Europe et le monde entier. Celui d’une structure aux bases qu’on pensait jusqu’ici suffisamment solides pour résister à un tel tremblement de terre.
La manifestation est bruyante mais se déroule sans accroc ni violence, malgré les chants pour le moins explicites, hostiles… « F*** the Super League », « Pérez, you’re a c*nt », « We want our Chelsea back » et autres slogans sont repris en chœur sur toute la longueur de la rue. Les pancartes fleurissent elles aussi dans les airs : « Fans not customers », « The ultimate betrayal », « Football belongs to us not you ». Sous le soleil printanier de la capitale, les lignes bougent avant l’arrivée des joueurs au stade. Après une heure et demi de manifestation, les premiers cris de joie sont exprimés. La nouvelle se repend aussi vite qu’une traînée de poudre. Chelsea aurait entamé des démarches pour quitter le navire Super League, un jour seulement après son officialisation.
Les célébrations sont aussi intenses et festives qu’un but décisif inscrit lors d’un match européen. « We’ve got our Chelsea back ! » scandent désormais les fans des Blues. Les fumigènes bleus sont de sortie. Les canettes de bières fusent dans le ciel orangé de Fulham. Il est 19h00 et, en l’espace de deux petites heures, les cartes ont été rebattues. Désormais affaibli, le projet de Super Ligue apparaît déjà comme un lointain souvenir. « C’est bien que Chelsea ait été le premier club à revenir sur sa position car nous devons davantage à notre propriétaire que les autres clubs impliqués dans ce projet. Le fait que Roman (Abramovic, ndlr) nous ait semble-t-il écouté démontre qu’il tient autant à notre club que nous-mêmes », raconte Tom. Une position à moitié partagée par Toby : « Cela ne veut pas dire grand-chose pour moi. Cela n’efface pas les actes et le manque de considération. Mais être les premiers à avoir abandonné l’idée est une petite victoire dans une situation horrible et dommageable.»
Chelsea pourra tout de même se targuer d’avoir fait bouger les lignes. Quelques minutes après avoir annoncé son désistement pour cette grande réunion des ultra riches, les abandons se sont multipliés, faisant tomber avec eux comme des dominos le projet si controversé. Manchester City, l’Atlético Madrid, Liverpool, Manchester United, Arsenal, Tottenham, tous ont abandonné le navire, laissant à Florentino Pérez et Andrea Agnelli (Juventus) les étiquettes de destructeurs du football. Une victoire pour les supporters, bien qu’un rétropédalage aussi rapide apparaisse suspect. « Avec un retournement de situation aussi rapide, je pense que Chelsea avait de toute façon prévu de quitter la Super League. Après, c’était parfait au niveau du timing puisque ç’a donné l’impression aux supporters d’avoir eu le dernier mot et d’avoir un pouvoir d’action sur le club », relate Joseff. Pour ce qui est du futur, les supporters se disent prêts à « accepter les sanctions » que leur club « mérite », selon Tom. Pour Toby, c’est aussi l’occasion de réaffirmer la position des supporters dans l’entité Chelsea. « Je souhaite que les dirigeants présentent leurs excuses et promettent qu’à l’avenir ils consulteront davantage les différentes parties prenantes avant d’annoncer d’aussi importantes décisions. »
Si l’abandon de la Super League semble désormais proche d’être acté, il convient cependant de rester sur ses gardes. Car la réforme de la Ligue des Champions, adoptée en catimini et dans le marasme constitué par la Super League, forme elle aussi une menace pour le football et son essence la plus pure. Quant aux dirigeants des clubs frondeurs, à l’origine de la Super League, ils pourraient revenir à la charge dans les années à venir, une fois l’ouragan populaire et médiatique loin derrière eux. «« Je ne pense pas que cette petite victoire du soir constitue un tournant dans l’histoire du football car les clubs ont toujours les pleins pouvoirs et peuvent faire ce que bon leur semble. Et, malgré les manifestations des supporters, s’ils veulent quelque chose, ils vont l’obtenir. Mike Ashley n’a toujours pas quitté Newcastle… », conclue Joseff. Une chose est sûre, la mobilisation sans précédent des fans a fini par payer. « Le guerrier victorieux remporte la bataille, puis part en guerre. Le guerrier vaincu part en guerre, puis cherche à remporter la bataille », rapporte Sun Tzu, dans l’Art de la Guerre. Gageons que le football s’en souvienne.
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