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C’est peu dire que la République d’Irlande a un lien singulier avec la Grande-Bretagne. Les deux territoires, à l’histoire commune millénaire et tumultueuse, conservent aujourd’hui une intime connexion, évidemment géographique, mais aussi économique, politique, culturelle et même sportive. En Irlande, les chaînes britanniques sont accessibles à la TV, la « pub-food » anglaise (notamment l’indémodable Fish and Chips) s’invite dans les cuisines et la Premier League est omniprésente. On en veut pour preuve les maillots de Manchester United et Liverpool qui pullulent dans les rues. Chaque weekend, les pubs font ainsi le plein d’habitués, lesquels, Guinness à la main, s’abandonnent religieusement à l’écran qui diffuse la grand-messe du foot anglais.
Tout cela a un effet peu surprenant – demandez à n’importe quel petit irlandais doué balle aux pieds son objectif de carrière, il vous répondra invariablement qu’il souhaite rejoindre un club anglais.
Les statistiques confirment ce sentiment et sont sans appel – la Grande Bretagne est une passerelle historique du football Irlandais. Plus de 95% des transferts depuis l’Irlande vers l’étranger se font en direction de l’Angleterre et de l’Ecosse. Le reste du monde (USA, Belgique, Pologne notamment) se partageant les miettes. A chaque journée de championnat, les recruteurs britanniques envahissent les tribunes des stades et s’agglutinent le long des mains courantes des matchs U15 à U19 du nord au sud de l’île. L’inévitable capitale Dublin et sa dizaine de clubs dans les divisions nationales étant un passage obligé.
Un monopole qui se traduit par des chiffres hallucinants. Plus de cent joueurs irlandais ont fait le saut de puce vers l’Angleterre depuis l’été 2017 (ndlr : la statistique vers l’ensemble de la Grande Bretagne est non-disponible), dont une belle proportion chez les 16 – 17 ans.
Le dernier joueur de moins de 18 ans à avoir traversé la Mer d’Irlande se nomme Evan Ferguson, 16 ans. Véritable sensation du Bohemian F.C, il est parti gonfler les rangs de l’Academy de Brighton and Hove Albion. Depuis le Brexit, un joueur mineur non-britannique ne peut plus signer dans un club anglais – on y reviendra plus tard – mais le solide attaquant a pu s’engager avec les Seagulls en bénéficiant de la nationalité anglaise de sa mère. Le fils de l’ancien défenseur Barry Ferguson avait particulièrement impressionné les observateurs lors d’une tournée estivale de Chelsea à Dublin en 2019. Agé de 14 ans à l’époque, il était entré en jeu avec son club, défiant Kurt Zouma et la défense londonienne avec assurance.
Rappel de la règle post-Brexit – un joueur de l’Union Européenne doit désormais se procurer le « Governing Body Endorsement » (GBE) pour évoluer dans un club britannique. Il s’agit d’un permis de travail, difficile à acquérir et basé sur un calcul savant de points obtenus selon les sélections internationales, les matchs européens disputés, le niveau du club représenté, etc.
Excellente nouvelle pour les footballeurs irlandais – ils n’auront pas besoin d’obtenir le GBE pour évoluer en Grande Bretagne. Ils peuvent ainsi remercier le Common Travel Area Agreement, une zone de frontière ouverte facilitant les mouvements de personnes entre les deux pays depuis les premiers accords de 1923.
Si le Common Travel Area Agreement est une aubaine pour les joueurs irlandais, il s’applique uniquement à leur majorité. Pour les mineurs, cela signifie une interdiction pure et simple de rejoindre un club britannique, exception faite si les parents s’installent dans le pays pour des raisons non liées au football.
La FIFA a également confirmé ne pas inclure la République d’Irlande dans la « Brexit exemption » qui autorise les transferts de mineurs entre l’Irlande du Nord, l’Ecosse, le Pays de Galles et l’Angleterre. Les jeunes pépites irlandaises sont soumises au même règlement que leurs homologues des autres pays de l’Union Européenne et ne bénéficient donc pas des accords spéciaux entre leur pays et la Grande Bretagne.
Cette nouvelle provoque une forêt d’incertitudes sur l’émergence des talents « made in Ireland ». Si les meilleurs joueurs irlandais étaient répertoriés et suivis dès leur plus jeune âge par les recruteurs anglais et écossais, aucun autre championnat européen ne s’est encore réellement penché sur les qualités de ces footballeurs en devenir.
Avec un système de quadrillage du territoire, de scouting et d’intermédiaires parfaitement huilé depuis des décennies, les futures stars de l’équipe nationale d’Irlande ne pouvaient pas échapper aux clubs britanniques. Les faits sont là, dans l’histoire du foot irlandais la quasi-totalité des internationaux ont évolué en Angleterre. La langue, la culture et la proximité géographique permettent aux gamins de 16 à 17 ans de s’adapter plus facilement, et de rentrer rapidement au pays en cas d’échec.
Deux options s’offrent dès lors à ces jeunes pépites – rester jusqu’à leur 18ème anniversaire en Irlande, ou bien s’aventurer vers les clubs européens du continent.
Une étape que Kevin Zefi s’apprête à franchir. Le phénomène des Shamrock Rovers est la première starlette à ouvrir la voie. Pré-contrat sur la table depuis la saison dernière, le milieu de terrain offensif désormais âgé de 16 ans officialisera son arrivée à l’Inter Milan dans les prochaines semaines. Une véritable révolution qui fait les gros titres de la presse sportive du pays, à la fois compréhensive, fière et surtout excitée de voir l’exportation de son bijou dans un grand club européen. D’autres devraient suivre.
Un avantage aussi pour tous les clubs européens qui bénéficient dorénavant d’un nouveau pool de joueurs de qualité, invariablement préempté par les clubs britanniques dans le passé avec de nombreuses réussites en Premier League et Championship. Il reste à ces clubs européens d’organiser intelligemment leur réseau sur le territoire irlandais, afin de dégoter le prochain Roy Keane ou Damien Duff.
Pour un joueur encore mineur, partir à l’étranger à un âge précoce a tout d’un saut vers l’inconnu. Historiquement, la stratégie des agents locaux était d’envoyer chaque saison autant de joueurs que possible, à peine adolescents, en essais dans les académies des clubs anglais. Ensuite, ils croisaient les doigts pour qu’un ou deux y fassent leur trou. Une manière de travailler qui fit malheureusement de nombreux dégâts pour ces footballeurs en herbe, retrouvant leur Irlande natale après plusieurs saisons en Angleterre sans avoir atteint l’étape cruciale du premier contrat professionnel.
Avec le Brexit, cette pratique quantitative n’aura plus lieu. Un joueur souhaitant évoluer dans un autre pays européen devra être mieux préparé, et prêt à s’adapter à une nouvelle culture, langue et philosophie de jeu. Ces efforts accrus à consentir pour le joueur devront donc être en corrélation avec l’assurance que le club souhaite vraiment l’accueillir et mettre l’accent sur son développement sportif et éducatif à long terme. Un choix autrement plus qualitatif qui débouchera selon toute vraisemblance sur un taux de réussite beaucoup plus élevé.
Autre voie possible de progression – rester en Irlande jusqu’à sa majorité. Un pari qui sera pris par une catégorie de joueurs et leur environnement familial. Si tout sportif de haut niveau rêve d’intégrer un grand centre de formation dès son enfance, des parents plus pragmatiques et avertis choisiront la voie de la patience et de l’enseignement à proximité du domicile afin de conserver un équilibre. Un choix stratégique qui assurera au joueur d’atteindre rapidement le football professionnel en Irlande, et ainsi d’engranger de l’expérience face à des adversaires aguerris dans le championnat national, voire en coupe d’Europe, et ce dès l’âge de 16 ou 17 ans !
Les championnats et sélections de jeunes en Irlande regorgent donc de ces talents prometteurs supervisés par les plus grands clubs anglais. Le premier nom évoqué au pays est sans conteste Thomas « Tom » Lonergan, serial buteur en championnat U17 avec St Patrick’s Athletic – il sera surclassé en U19 cette saison – et en équipe d’Irlande dans les catégories de jeunes. Courtisé par les cadors de la Premier League depuis sa tendre enfance, il pourrait finalement faire le bonheur d’un centre de formation ailleurs en Europe.
Même son de cloche pour une autre star du championnat d’Irlande U17, Ciaran O’Sullivan (Cork City F.C.). Contraint de renoncer aux sirènes des clubs anglais, il est prêt à faire le grand saut en France, Espagne, Allemagne, Italie, Portugal, Pays-Bas, Belgique, etc. Les opportunités ne devraient pas manquer.
Un Brexit vécu de façon amère chez le père de Reece Byrne, 16 ans, gardien du Bohemian F.C. qui a multiplié les essais et les invitations au Liverpool F.C. depuis 2018. Espérant voir son fils intégrer un centre de formation au plus haut niveau international, le paternel comptait sur une dérogation pour les joueurs mineurs irlandais. Il n’en sera rien, et il lui faudra redessiner le futur de sa progéniture, promise à un grand avenir.
Corey McLaughlin milieu offensif spectaculaire de Derry City F.C., attraction du dernier championnat U17, tire parti quant à lui du statut très particulier de l’Irlande du Nord. Bien qu’ayant un passeport de la République d’Irlande, le natif de Derry (Irlande du Nord) pourra intégrer un club anglais avant sa majorité, l’Irlande du Nord faisant partie du “Brexit exemption”. Cela tombe bien, plusieurs académies de Premier League lui font déjà les yeux doux.
Tous ces talents précoces n’oublient cependant pas de prioriser les études, à un âge où une carrière de footballeur professionnel demeure incertaine. Pour Connal Doran, immense gardien de l’Academy de Galway United, 1.96m à seulement 16 ans, le départ pour un club étranger viendra naturellement, en restant à l’écoute des propositions. Ainsi, le lycéen se concentre à la fois sur sa carrière sportive tout en ciblant l’objectif principal de sa fin d’adolescence – le baccalauréat (Leaving Certificate en Irlande). Billy Vance, 17 ans, surclassé en équipe nationale et avec le Bohemian F.C., affirme également son souhait de ne pas brûler les étapes, et sa scolarité réussie lui assure un équilibre entre les études et le ballon rond.
Aujourd’hui, un nombre important de joueurs irlandais formés dans les académies des clubs britanniques n’atteignent pas le palier du football professionnel. Le Brexit va transformer le paysage footballistique en Irlande dans la prochaine décennie. Le grand gagnant de cette tendance pourrait bien être l’équipe nationale, laquelle bénéficiera de talents formés aux quatre coins de l’Europe. Elle pourra aussi profiter des joueurs qui auront décidé de rester au pays pour progresser au sein de la League Of Ireland. Un championnat qui devrait, on l’espère, prendre énormément de valeur.
Remerciements à Sebastien Lopes et Florent Peyrard pour la relecture.
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