Premier League, une reprise au goût doux-amer

Loin des préoccupations sanitaires des nations européennes, ou des luttes de basse-cour dans le football hexagonal, la saison de Premier League reprendra officiellement ce mercredi, à l’instar des championnats allemand, espagnol et italien. Retour sur les enjeux de cette décision au pays du beautiful game.
Un brin d’enthousiasme…
Alors qu’en mars dernier, lorsque fut prise la décision d’arrêter la Premier League, des débats interminables commencèrent à inonder les esprits de tous – saison annulée ? Classement figé ? Reléguer sur quels critères ? Qui en Europe ? – la reprise est venue sonner la fin des supputations. Le terrain, et lui seul, sera le juge de paix à toutes ces questions. Aston Villa – Sheffield United et Manchester City – Arsenal ouvrant la danse ce mercredi 17 juin.
Les enjeux sportifs
Comment ne pas évoquer une des grandes attractions de cette saison – le Liverpool FC. Même si le Liverbird a vu ses rêves d’invincibilité être détruits par une audacieuse formation de Watford, avec 82 points dont 25 d’avance sur Manchester City (qui compte un match de retard, contre Arsenal), leur premier titre de champion de Premier League leur tend les bras. Seul un deuxième arrêt du championnat pourrait dérober ce dix-neuvième graal tant attendu depuis 1990, mais avec des éliminations dans toutes les coupes possibles, le grand enjeu sur le terrain sera de battre les records du championnat – en particulier dépasser la barre des 100 points établie par le Manchester City de Guardiola en 2017/18, et titillé par les deux clubs la saison dernière.
Dans la course aux places européennes, Manchester City, qui est toujours en attente d’une réponse définitive quant à son exclusion des compétitions européennes, semble se diriger vers une deuxième place confortable, surtout si le club arrive à conserver sa profondeur de banc si cruciale en période de reprise, favorable aux pépins physiques et blessures. Leicester, se place derrière avec 53 points en 29 matchs, dans une saison plus que satisfaisante.

Si Chelsea est bien entendu à l’affût de cette 3ème place avec seulement 5 points de retard, la majeure bataille de cette reprise portera sur la 4ème place et pour les autres places européennes accessibles. Se tiennent en 5 points, cinq clubs prétendant aux ambitions européennes – Manchester United (45), Wolverhampton (43), Sheffield United (43, avec un match en retard), Tottenham (41) et Arsenal (40, avec un match en retard). Sans oublier Crystal Palace et Burnley, qui avec 39 points, et un bon enchaînement de résultats pourraient jouer aux trouble-fêtes.
Les Gunners de Mikel Arteta, après une première partie de saison infernale, deux changements de coach et une précoce élimination contre l’Olympiakos en Europa League, ont été sur la pente ascendante. En effet, Arsenal est la deuxième équipe la plus performante de 2020, derrière Liverpool, avec 16 points en 8 matchs. Sheffield United, Manchester United, Burnley, Chelsea ainsi que les Wolves étaient quant à eux sur des dynamiques entre 13 et 15 points en 9 matchs… Tottenham pointant 14e sur cette période avec 11 timides points pris. Il est bien entendu facile d’arguer que ces tendances ne seront pas reproduites après 3 mois d’inactivité, mais toujours est-il qu’elles constitueront le capital confiance de tout un chacun… Les intérêts économiques de la qualification des coupes européennes faisant le reste du travail.
Dans le milieu de tableau, Burnley, Crystal Palace, Everton, Newcastle et Southampton (de retour des enfers grâce au très bon travail de leur coach autrichien) sont pour l’instant à l’abri de la zone de relégation à condition de ne pas s’écrouler.
La bataille pour rester dans l’élite anglaise sera bien âpre, à l’instar de celle aux places européennes. Si l’on peut être tentés de condamner Norwich City, du fait de ses 21 points et de sa dynamique pré-Covid19 peu transcendante, Bournemouth, Watford et West Ham occupent tous le même nombre de points (27), avec Brighton et Aston Villa (qui compte un match en retard) respectivement 2 points au-dessus et en dessous. Menés par un Nigel Pearson galvanisant, les Hornets sont parmi les potentiels relégables, les seuls à sortir du lot en 2020, mais les joutes de fin de saison restent par essence imprévisibles.
L’incertitude de la conjecture et des nouvelles règles
Afin de garantir la reprise du football, les instances anglaises ont procédé à de nombreux tests au sein des effectifs et staffs de Premier League. Si l’on en croit la BBC et David Ornstein, on dénombre seulement 16 positifs sur 8687 tests. Aussi critiquables (et parfois ridicules) soient-ils, les protocoles sanitaires qui seront mis en place – à l’instar des autres nations et sur instructions de l’UEFA – auront pour but d’éviter toute contamination non voulue, que ce soit avant, pendant, ou après le match.
Cependant, on se doute bien en regardant nos voisins allemands, que la Premier League n’aura, dans un premier temps, pas fière allure. De façon évidente, les joueurs et membres du staff ayant été atteints par le virus verront sans doute la qualité de leur travail atténuée (d’autant plus si des séquelles pulmonaires sont présentes). De plus, certains clubs devront se passer de leurs éléments non désireux de reprendre le football, par crainte de la maladie et des répercussions éventuelles sur leur carrière. Les exemples les plus flagrants étant Troy Deeney pour Watford, et Lyle Taylor pour Charlton en Championship.

Au niveau des blessures, si le nombre de sprints ou les distances couvertes, n’ont pas beaucoup changé en Bundesliga, la reprise sans longue préparation physique et technique a quelque peu redistribué les cartes (même si certaines dynamiques se sont confirmées), en favorisant les clubs en avance dans l’affûtage, et en occasionnant inévitablement une hausse du nombre de blessures. Alors qu’avant le confinement on voyait un taux de 0.27 blessures par match, celui-ci est monté à 0,88 (et baissera au fil du temps) en ne prenant pas en compte les blessures à l’entraînement… une hausse bien significative, mais à toutefois relativiser puisque les clubs prennent plus de précautions qu’à l’accoutumée pour des blessures minimes.
Conséquence de la propension aux blessures des joueurs, la Premier League autorisera aussi les managers à effectuer un total de 5 remplacements au lieu de 3, en élargissant le banc des remplaçants à 9 sièges. Mais comme toute règle nouvelle, certains s’en retrouveront avantagés, et d’autres lésés. En effet, si cela permettra à tous (une très grande majorité de clubs ont effectué plus que 3 changements en Bundesliga) d’augmenter l’intensité des efforts et d’éviter les blessures, les clubs aux bancs, académies et finances les plus fournis pourront tirer leur épingle du jeu. Le promu Sheffield United, emmené avec brio aux portes de l’Europe par Chris Wilder et sa troupe, devra par exemple faire face à la concurrence d’armadas plus garnies (et coûteuses). À Brighton, Graham Potter s’est opposé à de tels changements, d’autant plus qu’ils interviennent en pleine saison, faussant considérablement les résultats…
Finalement, notons qu’en condition de huis clos, les avantages liés à la localisation du match (à domicile ou à l’extérieur) se résorbent, comme nous l’ont montré d’autres nations. Voilà donc une autre disparité sur la saison, ayant toute son importance.
… pour un retour forcé
L’argent, nerf de la guerre
Ne nous voilons pas la face. Si le foot revient en Angleterre (et ailleurs), c’est bien pour des raisons pécuniaires. Le championnat le plus suivi et médiatisé au monde, afficherait si tout va bien des pertes cumulées de l’ordre du milliard de livres…
En 2018/19, d’après Deloitte, la Premier League a su dépasser la barre très impressionnante de 5.157 milliards d’euros de recettes – parmi lesquelles 3.049 milliards liés à la diffusion (59%), 1.425 milliards aux revenus commerciaux (28%) et 685 millions aux jours de match (13%). Suite à l’arrêt du championnat en mars, les estimations du cabinet portent à croire que ce chiffre chutera jusqu’à 4.300 milliards d’euros pour la saison 2019/20 – avec 2.2 milliards (51%), 1.550 milliards (36%) et 550 millions (13%) pour les postes de revenus respectifs. Une différence très proche du milliard, et pouvant même l’atteindre voire le dépasser dans d’autres prédictions. Dan Jones, de Deloitte s’est prononcé à ce sujet en détail :
« Nous nous attendons à ce que la pandémie actuelle de COVID-19 cause une baisse significative des revenus des clubs ainsi qu’une baisse d’exploitation. Les clubs doivent faire face à des impacts financiers multiples, incluant des rabais ou des paiements différés pour les revenus commerciaux et télévisuels, ainsi que la perte des recettes les jours de match ou d’événements. »
Dan Jones
Cette baisse de chiffres s’avère donc bien trop exorbitante, pour ne pas être tentée de stopper l’hémorragie avec une reprise. En effet, s’il est estimé que 500 millions (de livres ou d’euros, c’est selon) seront à tout jamais perdus, 500 autres seront déplacées de la saison 2019/20 à la saison 2020/21 grâce au rajout de quasiment un tiers de saison.
Les diffuseurs orchestrent la reprise
Le COVID-19, en causant l’annulation des championnats, a bien entendu impacté les diffuseurs du Royaume et du monde entier, avec une baisse significative des revenus publicitaires et une vague de désabonnement. Ces entreprises, dont le pouvoir financier est colossal, ont eu un rôle déterminant dans la reprise.
En effet, les clubs de Premier League, qui pour certains étaient réticents ou incertains à l’idée une reprise (en mettant en avant soit le gel du classement, soit l’annulation de la saison), se sont donc retrouvés dans une impasse avec la pression des diffuseurs, qui leur réclament malgré la reprise une somme de 330 millions de livres (223 au Royaume-Uni, 107 à l’étranger), pour compenser les pertes dues à la crise. Toute semaine de retard par rapport au calendrier choisi, aurait rajouté 35 millions à cette somme, et l’annulation, elle, aurait coûté 762 millions (442 millions au Royaume-Uni, 320 millions à l’étranger).
Selon The Athletic, la Premier League a cela dit su négocier avec Sky Sports pour que cette compensation financière aux diffuseurs se fasse lors de la saison 2021/22 – date supposée d’accalmie – pour éviter l’asphyxie de toutes parts des clubs et la baisse conséquence de l’activité aux mercatos… Un accord similaire était attendu avec BT Sport, mais peu probable avec les diffuseurs étrangers. Notons d’ailleurs, que Sky Sports n’aurait pas été en mesure d’élargir les délais de remboursement, si la saison avait été annulée complètement, et tous les mécanismes d’aide à l’English Football League, aux académies et aux « communities » auraient alors été enrayés avec une chute à 25%.

Ce remboursement aurait été contesté – en vain – par les grands clubs (Liverpool en tête), dont la participation financière serait entre 20 et 30 millions de livres chacun (contre une moyenne de 15M, et 10M ou moins pour les clubs les moins bien classés). Le principal argument des diffuseurs qui est « l’altération de la qualité du produit par le huis clos » (sic), pouvait à juste titre être contré par l’augmentation à venir du nombre de téléspectateurs, mais surtout par l’ouverture de la boîte de Pandore en ce qui concerne certains grands tabous.
La « 3PM Blackout Rule », qui interdit la diffusion de matchs le samedi à 15 h pour inciter les fans à aller au stade, sera levée pendant le huis clos avec la diffusion de tous les matchs sans exception. À cela rajoutez les matchs en « Prime-Time » ou aux horaires adaptés aux marchés internationaux (notamment asiatique) automatiquement plus nombreux. Quant aux obligations envers les diffuseurs (inscrites dans le « Premier League handbook »), celles-ci pourraient être réécrites à la hausse – apparition d’interviews à la mi-temps, vidéos d’avant-match et de préparation demandées aux joueurs, utilisation de micros pour entendre les consignes données sur les bords de pelouse, présence de caméras dans les vestiaires, etc
Mais toujours est-il qu’en ces temps de crise financière, où certains secteurs ne pourront plus investir dans le football via la publicité comme avant, et où tout un chacun aura plus de mal à se payer des abonnements multiples pour visionner du football avec l’augmentation du chômage, les diffuseurs devront changer de stratégie pour continuer à rentabiliser leurs investissements. En raison de leur dépendance, les clubs seront par conséquent obligés d’avaler des couleuvres, et se plier aux conditions. La prochaine renégociation des droits en 2022 s’annonce d’ores et déjà délicate…
Instrumentalisation politique
Il serait naïf de croire que seuls les diffuseurs télévisuels auraient poussé à une reprise du football en Angleterre. La classe politique s’est chargée de finir le travail, comme à son habitude. Alors que le Royaume-Uni est un des pays les plus touchés encore aujourd’hui par la pandémie, avec malheureusement environ 42000 morts en hôpitaux (nombre estimé à 52000 au total) et des centaines de milliers d’infectés, le gouvernement Johnson, dont la gestion de crise est éminemment critiquable et critiquée, a vu en la reprise du championnat une opportunité pour remonter le moral au peuple.
« Des pains et des jeux » comme autrefois somme toute, avec l’organisation d’une overdose footballistique main dans la main avec les diffuseurs. L’intégralité des 92 matchs restants sera retransmise (avec transgression des horaires habituels, comme nous l’avons vu précédemment) – 64 de ces matchs le seront via Sky Sports, dont 25 en clair ; 20 sur BT Sport (dont l’abonnement est en réduction) ; 4 sur Amazon Prime… et grande première de l’histoire, la BBC diffusera 4 matchs de Premier League gratuitement.
La retransmission gratuite d’environ 1/3 des matchs est vue comme un argument convaincant dans cette opération de communication du pouvoir (d’ailleurs, les diffuseurs pourraient bien y trouver leurs comptes en matière de revenus publicitaires), incitant de plus, les citoyens britanniques à ne pas investir massivement les pubs et lieux publics où les matchs seront diffusés.
Un vide au stade
Quid des fans ? S’ils seront derrière leurs écrans pour certains, les tribunes elles resteront vierges de foule, avec seulement 300 personnes autorisées à assister aux rencontres.
Cette reprise ne laissera personne indifférent, entre l’enthousiasme (ou non) de voir son équipe réinvestir les terrains et les inquiétudes possibles lorsque l’on a conscience des conséquences politiques et sociales de la crise (se poser la question de la nécessité de reprendre le football est légitime). Certes, les conjectures de nos clubs respectifs et nos visions politiques peuvent changer notre ressenti du tout au tout, mais une chose est sûre – le football n’a pas la même saveur à huis clos. Et toute tentative, télévisuelle ou sur place, de simuler une foule et son ambiance sonne très faux.

La question du retour des supporters au stade apportera son lot de questions économiques. Le cabinet Deloitte prédit une division par deux des revenus en jours de match (350 millions au lieu de 680) en tablant sur un retour progressif du public, mais bien sur tout dépendra du moment précis à partir duquel il sera autorisé de réinvestir les tribunes… si du moins les conditions sanitaires et les pouvoirs publics le permettent… Et au-delà de leur retour, que souhaiteront mettre en place les clubs pour les fans ? La « gentrification » des stades continuera-t-elle malgré les difficultés économiques de la population ? Le supporter sera-t-il toujours plus un consommateur ? Tant de questions sur le « football d’après » qu’il faudra aborder.
Alea jacta est
En somme, le retour de la Premier League permettra à l’économie en contraction cette saison, de repartir les années suivantes, à condition de se plier aux règles des diffuseurs. Même si certains clubs auront assurément des difficultés de trésorerie à court terme en raison de leurs résultats sportifs combinés et de projets coûteux – comme c’est le cas de Bournemouth avec la construction d’un nouveau centre d’entraînement à long terme – la structuration progressive des clubs, que ce soit sous l’impulsion de propriétaires désireux de ne pas investir à perte ou des instances de régulation, combinée aux revenus différés, permettront un rebond, ou au pire des cas, une limitation des dégâts.
Une situation bien différente de celle de l’English Football League, où la dépendance à la billetterie et aux revenus de jours de matchs est bien plus importante, et où les salaires sont un poste de dépenses très important. Néanmoins, n’occultons pas le caractère politique, voire social, de cette décision en période de crise… Et place, maintenant, au terrain, car la Premier League nous réserve son lot de surprises et de plaisirs.